Page 7 - FLIP SIXTY SECONDS
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Visages-paysages
D’ordinaire, c’est nous autres, tapis comme en embuscade dans la pénombre d’une salle de cinéma ou de théâtre, qui regardons les actrices et les acteurs. Les portraits de Jérôme De Perlinghi ont ce premier effet de retourner le regard comme un retour
à l’envoyeur. Qu’est-ce qu’ils nous adressent ? Une fin de non- recevoir ? Une envie de vengeance ? La possibilité offerte qu’à leur tour ils puissent nous scruter par-delà l’objectif faussement objectif qui les fixe ?
Leurs regards souvent de glace pourraient nos pétrifier.
L’art et le talent de Jérôme De Perlinghi consiste au contraire à les rendre chaleureux : sous son œil, les regards deviennent brûlants, voire torrides.
Il y a ceux que fatalement on connait et reconnait, stars du firmament international, de Kirk Douglas à Claudia Cardinale, de Harrison Ford à Bulle Ogier. Ceux qu’on reconnait moins ou pas du tout, la galerie s’élargissant parfois à des écrivains, des musiciens ou des faiseurs de films (réalisateurs, techniciens) dont ce n’est pas la vocation ni le métier principal de s’exposer et de paraitre. Ceux enfin qui ont vieilli ou disparu, Jérôme
De Perlinghi ayant amorcé son travail au siècle dernier (circa le milieu des années 90). C’est une des loi de tout portrait photographique : devenir à terme une archive qui comme le cinéma enregistre la vie des morts.
Comment fait-il l’ami Jérôme ? Je me souviens de lui au festival du cinéma américain de Deauville. Il avait installé son studio photo provisoire dans un couloir au rez-de-chaussée de l’hôtel Normandie où les organisateurs du festival avec grande gentillesse lui envoyaient des vedettes. Jérôme travaillait dans un coin, son coin, ce qui dit beaucoup de sa discrétion délicate. Et plus que chaleureux, véritablement heureux et tout sourire quand apparaissait un Nick Cave ou une Anouk Aimée.
« C’est joyeux ! » est une des exclamations favorites de Jérôme.
Au fil de sa galerie, plusieurs parti-pris font le lien. D’abord le choix du noir et blanc qui autorise toutes les nuances, de l’infra blanc à l’hyper noir, et qui surtout augmente la part de fiction, donc d’imaginaire et de rêveries, puisqu’il est assez connu que dans la vie ordinaire, l’humain voit plutôt en couleurs. Et on se prend ainsi à imaginer, manière de transformer les célèbres en inconnus, que cette belle gueule n’est pas du tout celle de Burt Reynolds mais celle d’un chauffeur routier qui nous aurait pris en stop sur une autoroute américaine. Ou que ce doux visage n’appartient pas à Carole Bouquet mais une madone sicilienne.
C’est assez dire que cette décision en faveur du noir et blanc est un geste artistique proche de celui du graveur d’eaux fortes. Entre les lignes, du claire au sombre, on capture un réalisme paradoxalement plus prégnant et saisissant que le réel.
Ensuite, le choix tout aussi systématique d’un cadrage rapproché, voire serré. Il ne s’agit pourtant pas de mettre en cage des sujets, jusqu’à les chosifier, mais de s’approcher,
sur la pointe des pieds, pour visiter et si possible comprendre celles et ceux que Jean Cocteau le premier appela les monstres sacrés.
Dernier parti pris et non des moindres, l’impératif requis et accepté, de ne pas sourire, faire des risettes ou des grimaces comme dans le dernier des photomatons. Et aussi de ne pas regarder ailleurs du côté d’un quant-à-soi vaguement énigmatique, mais, si l’on peut dire, franc jeux, droit dans les yeux de Jérôme.
D’une manière générale, ça ne rigole pas devant son appareil photo. Or, cette gravité est littéralement extraordinaire.
Elle concentre tout le corps, élude la tentation de psychologiser la pause et surtout elle métamorphose les visages en paysages, comme dans la langue française qui a le talent de faire rimer les mots visage et paysage. Même à l’arrêt, le visage est une surface mouvementée : traits, rides, bosses, creux, longueur, largeur, faille de la bouche entrouverte, cicatrice des lèvres closes, trous des yeux qui dans les portraits bi-chromes de Jérôme sont tous noirs. On pourrait dire dans le même élan descriptif légèrement décalé, que ces rides sur la joue sont les sillons d’un labour, que ces reliefs sur le front sont des vallons et ces yeux un abîme.
Du visage au paysage, on randonne. D’abord dans le brouillard même si, comme on le dit dans le jargon technique de la photographie, le point des portraits est net. Et puis soudain, comme une embellie inattendue, le visage-paysage s’éclaire dans ses moindres détails jusqu’à transfigurer des soi-disant défauts (nez de travers, oreille décollée), en singularités radieuses qui subjuguent tous les canons de la beauté officielle. Même les femmes, surtout les femmes, qui sous l’artifice du maquillage laissent toutes percevoir une superbe mise à nue. Il fallait la tendre lumière de Jérôme De Perlinghi pour que l’opacité d’un visage exposé dévoile autant de vérités singulières et bien entendu de mystères irrésolus. Ce qui se balade surtout d’un portrait à l’autre, c’est un bien commun qui se nomme « tout simplement » l’humanité, une humanité que Jérôme pratique toujours dans son travail et qu’il nous donne en partage.
Gérard Lefort