Page 42 - L'INFIRMIERE LIBERALE MAGAZINE _ NOUVELLE FORMULE
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>>> tout comme le combat d’une génération. Il y a aussi parmi les plus jeunes une part importante d’indifférentes au mouvement. Elles sont là pour soigner, pas pour faire la révolution. Ce n’est pas le cas d’Anne Perraut Soli- veres. Toute jeune mère, elle tra- vaille en réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Pour elle, l’adhésion au mouvement de révolte est une évidence : « Je n’avais aucune formation poli- tique, j’étais très naïve mais j’ai été immédiatement enchantée. J’ai senti que c’était quelque chose
pour moi, une liberté d’être, de penser. J’ai été élevée à la cam- pagne, avec les vieilles valeurs traditionnelles et la vieille morale d’un système dont plus personne ne parle aujourd’hui, mais qui était quand même extrêmement verrouillé. Et là, on faisait sauter tous les verrous. »
Faire grève ou soigner ?
Le mouvement étudiant s’étend vite aux salariés. Les usines sont occupées par les ouvriers, avec le soutien des étudiants. Des bals, des parties de pétanque sont
improvisés sur les lieux de travail. Peut-on s’octroyer le droit de faire grève quand on doit se consacrer à ses patients ? Pour certains soi- gnants, la réponse par l’affirmative ne fait aucun doute, à condition de travailler deux fois plus, comme cela a été le cas de Simone Matu- salem (1), à l’hôpital Tenon, à Paris : « Trois semaines de grève où j’ef- fectuais mon travail à la dialyse rénale la nuit et où, la journée, je descendais l’avenue de la Répu-
Anne Perraut Soliveres, 20 ans en 1968, alors infirmière, puis chercheuse en sciences de l’éducation. «Mai 68 m’a aidée à assumer et à défendre ce en quoi je croyais»
« En 68, il y avait quelque chose de l’ordre de la transgression des normes, des modèles et du respect que l’on devait à tout et à tous.
Cet esprit de 68, c’était : “J’ai le droit d’être autrement que ce qu’on me dit que je dois être.” Pour moi, cela signifiait transgresser la loi de l’hôpital, cette espèce d’omerta. J’avais compris à l’école d’infirmières
qu’il y avait beaucoup de choses dont on ne parlait pas. La première de ces règles tacites était :
“Les médecins ont toujours raison, même s’ils ont tort.” J’ai dit “non”. Dans le service où je travaillais, nous étions deux infirmières.
Le matin, deux médecins débarquaient pour faire la visite.
À l’époque, les infirmières accompagnaient les médecins
et notaient leurs prescriptions dans un grand cahier noir.
Je trouvais ça dément. Un jour,
on s’est retrouvées avec deux internes. Je leur ai dit : “Non, ça n’est pas possible, je crois que vous allez apprendre à écrire dans le cahier, parce que nous, on a autre chose à faire.” C’était une transgression invraisemblable. Finalement, il a bien fallu qu’ils s’y plient, parce qu’avec deux infirmières mobilisées auprès
des médecins, il n’y avait plus personne pour s’occuper des patients. J’avais une conscience aiguë du bien-être des gens et je trouvais qu’on ne travaillait pas bien. Mai 68 m’a aidée à assumer et à défendre ce en quoi je croyais, ce qui était d’ailleurs ce qu’on m’avait appris : faire correctement son travail. Je me suis toujours battue pour la qualité et la sécurité des soins, pour le patient comme pour l’infirmière. Mai 68 m’a
également emmenée aux études supérieures. En 1969, je suis allée à l’université de Vincennes, qui venait d’ouvrir pour accueillir les non-bacheliers. Je trouvais que j’étais très mal formée pour un métier très difficile. J’avais besoin de compléments de formation. Comment faire avec la misère, avec le malheur ? Comment assumer la mort ? L’université
n’a pas apporté de réponse à ces questions, mais j’ai appris d’autres choses, qui m’ont aidée à construire une problématique
de soignant. J’ai butiné du savoir, dans des matières très variées.
Et après une pause d’une dizaine d’années, je me suis investie dans un projet de doctorat en sciences de l’éducation afin de répondre à un questionnement professionnel personnel : comment être à la fois praticien et chercheur ? »
30 L’infirmière libérale magazine • n° 347 • Mai 2018
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