Page 85 - Nourrir ses Plaisirs
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A la maison, il n’aurait pas été question de poser mon goûter n’importe où. Il ne fal- lait pas salir ni faire tomber de miettes. Je devais m’asseoir à table et j’étais surveil- lée. On comprends bien que le plus grand charme du vrai goûter est la liberté.
Ma mère décidait en fonction de son budget. Trop manger, et des choses coû- teuses, eût nui autant à son porte-mon- naie qu’à ma santé. Il ne s’agissait pas de se couper l’appétit pour la sacro –sainte soupe du soir. Le goûter est un en-cas, non un vrai repas.
Pour des raisons financières, il y avait une bille de chocolat, une seule, une bou- chée dont la fine croûte de chocolat cachait une crème rose, blanche ou verte selon les parfums. Je calculais, c’était l’idéal, d’ar- river en même temps à la fin du pain et du chocolat. Si la gourmandise me faisait manger la garniture sans pain, une gour- mandise plus raffinée me la faisaient gar- der pour la fin. La tartine avait apaisé l’ap- pétit et c’est dans un but de pur plaisir que j’entamais la bouchée intacte. Je la léchais à petits coups. La mince couche de choco- lat disparaissait peu à peu et, juste avant le dernier coup de langue, elle était devenue un léger voile bru qui laissait apparaître la crème. Cette vision, la fragilité du sucre, faisaient partie du plaisir. Je faisais durer cette friandise jusqu’à la fin de la récréa- tion et même en gardais un morceau caché dans la bouche pour le dernier temps de classe où les odeurs étaient fortes et mê- lées de poussière et de craie.
Le léché, interdit ailleurs, y tenait une place essentielle. Lécher le beurre ou la confiture sur la tartine, longuement, véri- tablement racler le pain de la langue, lé- cher la bille de chocolat, la faire aller et venir entre les lèvres, l’aspirer, la relâcher. Le chocolat nous en bavait sur le menton. Lécher ses doigts pour ne laisser perdre aucune goutte de confiture, de gelée de groseilles.
Sucer, avec toute une technique : en- rober la sucrerie de salive, l’entourer de sa langue sans trop appuyer pour ne pas l’user, lui faire rendre un peu de sa saveur, la mettre sous la langue ou dans la joue afin qu’elle mollisse – mais alors, elle fond plus vite, il faut rapidement choisir entre plaisir éphémère et une jouissance prolongée.
Pétrir dans ses doigts de la mie, en faire un serpent, un petit bonhomme, des boules qui deviennent grises parce que les doigts du jeu sont un peu sales. Tenir à pleines mains ce que l’on mange, se servir de sa paume comme d’une assiette.
Téter cette chose unique que je place au-dessus de tous les délices : un tube de lait concentré Mont-Blanc. La contradic- tion était totale entre le métal froid, agres- sif au point d’être tranchant, et la suavité de cette pâte qui arrivait dans la bouche à chaque succion.
Mâcher longuement un biscuit, recra- cher la bouchée au creux de sa main pour voir « comment c’est ».
Peler chaque grain d’une grappe de raisin, regarder les pépins dans la trans- parence de la chair et sucer ce bonbon un peu spécial qui perd peu à peu sa saveur sans fondre.
Le jeu des incisives s’exerçait sur les biscuits, surtout ceux qui présentaient des stries, une bordure festonnée ou des écritures, comme les Petit-Beurre Lu ou Petit Brun. Il y avait grand plaisir à les grignoter régulièrement, cannelure après cannelures, et à avancer en tournant vers le centre, transformant au cours des pas- sages subtils le carré en cercle et garder à la fin un seul mot, une seule lettre, son initiale par exemple.
Nous appelions tous ces jeux « faire durer ».
1. Mémoire du goût (Albin Michel) : Marie Rouanet
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