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Dévorer ou être dévoré, telle est la question
Dans son dos, Ethan entend un murmure.
- J'ai faim ! dit la voix.
Il lève le nez de son livre, jette un œil derrière lui, mais n'aperçoit que le dos de ceux qui sont rangés sur les étagères. Il guette quelques secondes. Il n'y a que le silence et les pas de la libraire qui s'affaire dans les rayons, une pile dans les bras, à ranger ce qu'elle vient de sortir d'un carton. Ethan hausse les épaules – il s'est certainement trompé – et replonge dans sa lecture.
Mais à peine s'est-il penché que le murmure reprend, juste là, au-dessus de son oreille gauche, comme un souffle faible. À peine une expiration sifflante dans laquelle il lui semble distinguer ce qui pourrait ressembler à des mots.
- J'ai faim ! insiste la voix.
Cette fois, il coince son index entre les pages et se retourne franchement, les sourcils froncés.
Il n'aime pas qu'on fasse du bruit quand il lit, ça le dérange, ça coupe le fil de son imagination, ça perturbe le flux de ses rêveries. La lecture, c'est sacré, et lire doit se faire dans le calme.
Oh ! Il en connaît des copains et des copines qui lisent autant que lui. Et ceux-là peuvent le faire n'importe où : dans leur chambre, leur salon, devant la télé, dans la cour de l'école, en classe. Peu importe. Ils se laissent emporter et plus rien n'existe : ils ont quitté le monde pour un autre.
Mais pas Ethan. Lui, a besoin de calme, presque de recueillement. Lire est tout un rituel.
D'abord, il choisit ce qu'il va lire et pour cela, il n'a pas de critères. Ce peut être selon le titre, la couverture, la couleur, la taille, l'odeur des pages, s'il est de bonne humeur, s'il est fatigué, si l'ouvrage se trouve au bas des rayons ou plutôt en haut, sur la gauche, sur la droite, s'il ressort un peu ou est complètement enfoncé parmi les autres...
Une fois que son choix est fait, il garde le livre à, la main, comme pour l'apprivoiser et en prend d'autres, au hasard, qu'il empile çà et là, autour de lui. Ce n'est pas à proprement parler une barrière, même pas une protection, c'est plutôt un paysage, une construction. Et lorsque tout est prêt, il s'assied à même le sol, le dos contre une bibliothèque, et entame sa lecture.
C'est pour ça qu'il aime cette librairie.
Elle a ouvert il y a trois ans, le jour de son anniversaire, et pour ses six bougies, sa mère lui a proposé de choisir ses six premiers romans. Quelques mois auparavant, il était entré en CP et commençait d'apprendre à lire. Ça avait été un coup de foudre ! Comme si sa réalité s'était déchirée pour en révéler une autre. Pour en révéler d'autres. Bien d'autres...
Depuis, il vient là presque tous les jours. Parce que c'est calme, parce que la libraire l'aime bien, parce que, lui aussi, il l'aime bien, et qu'elle le laisse lire tout ce qu'il veut sans le déranger.
- J'ai faim ! répète à nouveau la voix, dans un soupir.
- Chut ! lui répond une autre dans un frisson contenu.
Ethan est certain que les voix viennent de la bibliothèque, mais comment cela se peut-il ? Il plisse les yeux et inspecte le rayonnage qui est à la hauteur de ses épaules. Il n'y a que des livres posés sur une planche de bois brut de couleur claire, des montants de la même matière et, derrière, le mur blanc contre lequel tout ce beau monde est appuyé.
Il tire deux ou trois volumes, cherche s'il n'y a pas un micro dissimulé ou quelque chose comme ça et, ne trouvant absolument rien, lâche une moue d'incompréhension avant de reprendre sa position initiale.