Page 29 - Lux in Nocte 13
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Encore ce train qui cour    t et m’emporte vers des obligations voire des angoisses.
               Oui, car dans la parenthèse de ce trajet, je laisse mon esprit divaguer et m’envahir. Il
               faudrait que je cesse de me martyriser, que j’oublie mon passé et celui des autres. Il
               faudrait que je vive ! que je dise « présent », que je sois vivante comme on peut l’être
               dans ses premières années. Avec cette date notée sur le billet, comment ne pas encore
               ployer sous des souvenirs à revivre seule. Oublier sa vie, est-ce possible ? Se lamenter
               n’est pas raisonnable, n’est pas acceptable, mais c’est ainsi que la mienne déroule ses
               heures, ponctuée de stations, de repères, d’ex-voto. Je soupire à chaque souvenir, et
               si l’on me demande ce que j’ai, je réponds que j’ai mal à ma mémoire comme on dit
               j’ai mal au genou ou au pied. Je me cogne sans cesse au regain du temps, douleur
               fulgurante qui s’empare de ma conscience et brutalement me force à crier et à essayer
               en même temps de retenir ce cri primal qui m’étouffe. Et ce passé qui m’obsède,
               laisse-t-il donc si peu de place au futur ? Un futur vide d’avenir, soumis aux desseins
               de la nature qui se rebelle, qui groupe ses vents et ses eaux pour ravager les paysages
               bucoliques. Un futur émaillé de catastrophes, de révoltes et de guerres ! Que de
               violences !  Avec  cette  perspective,  avec  ce  sentiment  que  les  générations  qui  se
               succèdent retissent les errances séculaires, mon besoin de repli s’impose. Je ne vois
               pas aux marches du XXIe siècle poindre le jardin d’Eden promis.

               Le train accélère et sa course semble m’entraîner plus vite, plus loin dans mon passé.
               Le paysage s’efface et mon regard ne retient rien, juste le ruban des arbres qui défile.
               Hier ou aujourd’hui, ici ou ailleurs, le temps n’a plus de prise, n’a plus de réalité, tout
               s’évade comme les notes d’une lancinante mélodie au rythme saccadé des rails qui
               s’accrochent à la terre. Je voudrais que jamais le voyage ne finisse, qu’il soit le dernier,

               mais paradoxalement j’aimerai    s en connaître la destination.
               Je voudrais savoir le lieu de  mon repos. Ce    train, symbole de la course effrénée de la
               vie, me laissera aux portes de ma maison et je retrouverai mon quotidien fade et
               répétitif. Ce temps qui m’est dévolu    entre deux séjours, ce temps m’apparaît telle une
               introspection, une sorte de méditation. Juste le Temps et moi, juste le train, carapace
               mouvante, abri de solitude où    n’existe que les pensées désespérées ! Est-ce la
               griserie de la vitesse, le gris de l’ennui, le gris du soir, -mon soir, mon crépuscule-
               ou de simples associations de mots. Des mots qui viennent s’échouer sur mes
               doigts tremblants et qui avivent le sentiment de l’inutilité de l’existence.

               Je prends le train souvent et à chaque fois cette sensation de non-être, de regrets et
               de pleurs m’assaille. Et pour cela, j’aime prendre le train, j’aime voyager entre réalité
               et néant.














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