Page 50 - Bouffe volume 3 - Surgelée
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Beaucoup de familles achètent les æbleskiver congelés et les réchauffent chez eux. Pour moi, ça n’a rien à voir avec la vraie version faite maison, comme l’a toujours fait ma famille. Durant mon enfance, c’était ma grand-mère maternelle, l’experte des æbleskiver. Devant la cuisinière, elle tournait et retournait les petites boules pendant des heures entières, et nous, on en mangeait jusqu’à ce qu’on n’en puisse plus. Aujourd’hui, même si ma sœur aînée et moi les préparons aussi, c’est surtout mon petit frère qui a repris le flambeau de la tradition. Ma grand-mère, qui a 90 ans et qui est presque aveugle, se tient souvent à côté de lui quand il les frit. Elle lui donne des conseils et parfois, c’est elle qui bat les œufs en neige. Ils dis- cutent, échangent et profitent chacun de la compagnie de l’autre. Les æbleskiver, dans ma famille, c’est une tradition qui traverse et réunit les générations.
Et après, lorsqu’on est regroupés autour de la table à manger les beignets, la vieille ferme les yeux en poussant un long « ahhh » de délectation. Il est fort pro- bable qu’elle raconte des histoires de son enfance. Ayant grandi à la campagne et venant d’une famille pauvre, sa vie n’a pas été facile. Quand j’étais petite, elle racontait comment elle avait partagé, avec sa famille, une orange (une!) pour célébrer Noël. Ça m’a toujours peinée. Pire encore, cette année-là, c’est l’année où sa mère — mon arrière-grand-mère que je n’ai jamais connue — avait annulé Noël parce qu’elle n’était pas « vraie dans la tête », comme dit ma grand-mère.
de retour pour noël
À 9 ans, un hiver sans Noël me semblait impossible. J’avoue que même au- jourd’hui, à 29 ans, ça ne me semble pas plus possible. En tant que voyageuse, il m’arrive de passer Noël ailleurs, loin de la famille, de la bouffe, des traditions, du froid et du hygge. En 2011, j’étais au Bénin pendant les Fêtes. Heureusement que deux amis sont venus me rendre visite. Mais même leur présence n’a pu changer ce sentiment étrange d’être en Afrique pendant que ma famille fêtait Noël comme d’habitude, au Danemark. On avait bien essayé de créer un hygge et l’ambiance d’un Noël danois, mais le minable petit sapin de Noël en plastique — au Da- nemark, les sapins de Noël sont de vrais sapins qui remplissent les maisons de leur fraîche odeur et qui sont ornés avec soin — et ma pauvre tentative de cui- siner le fameux dessert de Noël danois, le risalamande, n’ont fait qu’augmenter mon ennui.
C’est vrai que les traditions changent avec le temps, et l’importance de Noël aussi. Depuis mon passage au végétarisme en 2007, ma famille a laissé tomber les repas charnus traditionnels (vraiment sacrés pour les Danois en général), et les cadeaux ont de moins en moins d’intérêt. J’en ai marre du stress qui empoi- sonne les mois de novembre et de décembre, avec toutes ces préparations et ce shopping. Dans ma famille, on a ralenti le rythme et mis de côté le matérialisme et le stress.
Mais tout en laissant tomber quelques traditions, on en a créé d’autres. Ça fait 10 ans maintenant que nous (mes parents, mon frère, ma sœur, ma grand-mère et souvent mon oncle) passons un weekend ensemble à la fin novembre pour fabriquer des confiseries et des pâtisseries de Noël. Le dimanche, on partage des friandises pour que chacun reparte avec des boîtes pleines de délicieux petits desserts faits de pâte d’amande et de nougat, très souvent mélangés avec du whisky ou un autre alcool, et recouverts de chocolat. D’autres boîtes contiennent des pâtisseries préparées selon les recettes familiales, qui ont souvent été adap- tées au fil des ans. Cette nouvelle tradition permet à chacun de se sentir comme à la maison, et de goûter aux souvenirs de notre famille.
Cette année, je quitte le Sénégal et retourne au pays à la mi-décembre, juste à temps pour rattraper l’ambiance de Noël et pour profiter du reste de l’hiver. Entourée de la famille et du hygge — et de plusieurs occasions de manger des æbleskiver — je me retrouverai encore en plein hiver danois — blanc j’espère, mais on ne sait jamais — où, tout comme les autres Danois, j’attendrai le retour du soleil et les premiers signes du printemps. L’attente pourrait être longue, mais tant que je suis avec ceux que j’aime, et que nous vivons une bonne dose de hygge, elle sera tenable.
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