Page 74 - Rebelle-Santé n° 226
P. 74

PETITE HISTOIRE
Marianne Ghirardi
        LA MARIANNE ET LA FOURMI
AU TEMPS DU CONFINEMENT
 Ce matin j’ai rencontré une fourmi.
Elle était toute petite, taille XXXS, tout en noir et bizarrement toute seule. Elle courait sur le carrelage de la cuisine, l’air perdu, l’air de ne plus se rappeler où elle allait car elle s’arrêtait tout le temps et repartait dans l’autre sens...
Une fourmicule zigzagante, mais sportive, quand même, parce qu’on est au 6e étage !
Je lui ai demandé d’où elle sortait, comment elle était entrée...
Elle m’a regardée, perplexe, les an- tennes frémissantes :
— Entrer ? Sortir ? C’est-à-dire ? Je m’appelle Adèle 190419-12e- YHG
— Enchantée, moi c’est Marianne ! Mais elle est où ta fourmilière ?
— Ma quoi ?
— Eh ben ta maison, quoi. Ta ca- serne, ta pension, ton camp, ton hôtel, ta colonie, je sais pas, là où tu loges ?
— .... ... ... ???
— Tu n’as pas de maison ? Tu te balades toute seule, comme ça, le soir ?
Mais quand même c’est rare une fourmi solitaire. Ce doit être une re- belle, une Fourmiz. Elle a un chro- mosome d’intelligence en plus, elle ne supporte plus sa tribu. Une surdouée, une agitée du bocal, un mouton noir, une brebis galeuse ? Une nomade compulsive ? Une aventurière. Ou peut-être tout sim- plement une touriste qui a perdu son groupe. J’en ai vu souvent des fourmis au jardin, elles cir- culent en procession sur des che- mins qu’elles seules reconnaissent
en s’entrechoquant les antennes. Et pas pour se balader, c’est des bosseuses ! Elles ont des missions, genre ramener de la bouffe à la maison pour nourrir les bébés ou les pucerons (c’est leurs cochons à elles !). Ou la Reine. Ou pour faire du miel... oh non pardon, le miel c’est pas elles, c’est les abeilles...
C’est nul quand même les four- mis, ça nous sert à rien à nous les humains ! Sauf à nous donner l’exemple de la discipline au doigt et à l’œil ! Ça, on nous les donne en exemple sans arrêt, regardez ça, ces modèles d’organisation que sont les fourmilières... ben, Adèle est bien la preuve en tout cas qu’il y a moyen de s’échapper ! Une anarchiste, voilà ce qu’elle est cette Adèle.
Ou alors une journaliste, une es- pionne venue prendre des nou- velles du monde. Parce que les fourmis, elles voient bien qu’il se passe des choses anormales en ce moment ! La terre ne vibre plus comme avant sous les roues des engins, des bus, des camions, des trains, des pelleteuses... Y a même plus de trottinettes ! Elles n’en reviennent pas, là-dessous ! Ce
calme, cet énorme silence depuis quelques jours... et cet air pur... elles ont l’impression qu’elles ont changé de planète !
Mais ça me fait penser que j’ai lu dans le journal que les pes- ticides chimiques répandus sur les champs faisaient perdre aux abeilles leur sens de l’orientation. Soudain, elles ne se rappellent plus où est la ruche, elles se retrouvent toutes bêtes avec leur petit charge- ment de pollen entre les cuisses, elles s’épuisent à tourner en rond, c’est poignant ! Un genre d’Alzhei- mer des abeilles...
Ça le fait peut-être aussi aux four- mis, alors ?
Et du coup, la pauvre, la voilà coin- cée ici pour au moins un mois ou deux...
J’hésite à lui faire de la peine, elle n’a pas l’air au courant.
— Mais... est-ce que tu sais que tu es confinée ?
— C’est-à-dire ?
— Ben, tu peux plus sortir...
— ... ... ... ... Oui, enfin... TOI tu peux plus sortir ! Moi je peux ! (elle glousse tout doucement).
 74 Rebelle-Santé N° 226
  Texte et illustration : Marianne Ghirardi





































































   72   73   74   75   76