Page 17 - Rebelle-Santé n° 235 - Extrait
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    Une science au service des intérêts de l’humanité implique aussi un changement de paradigme au niveau politique ?
Tous les scientifiques que j’ai inter- rogés ne s’en cachent pas. Ils sont déprimés et très inquiets. Nous sommes tous embarqués à bord du Titanic. Alors que les « climato- sceptiques » ont presque totalement disparu, on voit apparaître « les bio- div-sceptiques ». Il y a un vrai tra- vail à faire pour ériger la cause de la biodiversité au même niveau que celle du climat. Sir Andrew Haines, un éminent épidémiologiste, qui a développé le concept de « santé planétaire » (Planetary Health) en 2015 et qui dirigeait l’école de médecine tropicale à Londres, ex- plique que la question d’une poli- tique de droite ou de gauche est de- venue obsolète. On est rentré dans une nouvelle ère géologique, l’an- thropocène n’est pas l’holocène et on doit changer tous les logiciels, y compris politiques, pour rassembler l’humanité autour de valeurs que sont la protection de la biodiversité et la diminution des inégalités. Plus que la pression démographique, c’est la pauvreté qui est au cœur delaproblématiquepourtousces scientifiques.
Quels sont les impacts de la pauvreté sur l’environnement ?
La population mondiale a doublé en cinquante ans pour atteindre les 7,8 milliards d’humains, mais 28 milliardaires possèdent autant que la moitié de l’humanité la plus pauvre. Nous avons construit une mondialisation sur un modèle éco- nomique fondé sur des profits illi- mités. Or, la menace est réelle. Les modélisations de Safa Motesharrei sur l’effondrement des civilisa- tions dans l’histoire de l’humanité ont montré que ces civilisations ont disparu à la fois à cause de l’épuisement des ressources mais aussi de systèmes inégalitaires qui conduisent les élites à sacrifier les « commoners » – les roturiers –,
avant de disparaître à leur tour. Ensuite, on peut aussi consta- ter l’échec de la politique des réserves naturelles mise en place par l’UNESCO à partir des années 1970, qui a changé de cap depuis. La politique de conservation pré- conisait ainsi de mettre 10 % de chaque pays sous cloche, c’est ce qui a permis de créer des parcs nationaux. Cette idée louable dans ses intentions faisait encore une fois prévaloir la logique de frag- mentation. Or, la pauvreté pousse les gens à entrer illégalement dans ces zones. Les deux primatologues que j’ai interrogés, Sabrina Krief du Muséum national d’histoire natu- relle, qui travaille sur les chimpan- zés en Ouganda, ou Thomas Gil- lespie, un Américain qui travaille sur les lémuriens à Madagascar, constatent qu’il ne sert à rien de protéger les singes si on ne donne pas des conditions dignes de vie aux gens. C’est la seule voie pour le respect de l’environnement.
Ce livre est-il un appel à la mobilisation citoyenne ?
La crise que nous vivons est très angoissante, et je pense que les explications des scientifiques viennent remettre de la cohérence face au grand désordre mondial. Une fois les causes identifiées, tout redevient logique et nous avons de nouveau les moyens d’agir en
adoptant des mesures « win, win, win », comme disent les anglo- phones : bonnes pour la santé, le climat et la biodiversité. Cette pandémie nous a montré que nous avons besoin des autres pour vivre. Nous devons aussi repenser les services publics. Un virus qui tue 0,1 % de la population ne devrait pas pouvoir mettre une économie par terre. Encore faut-il avoir suf- fisamment de lits en réanimation.
Vous restez optimiste ?
J’ai l’habitude de dire : gardons le pessimisme pour des jours meil- leurs ! Même si je suis évidemment prise de doutes, et plus ça va, plus j’en ai, parce que ça s’accélère vrai- ment, il y a des points de bascule irréversibles qu’on est en train de franchir allègrement. Mais je n’ai pas d’autre choix que d’espérer et de continuer à informer pour que les gens puissent agir de manière consciente et éclairée. La crise que nous connaissons est plus qu’une crise sanitaire, c’est une crise gé- nérale du soin. Tous les signaux sont au rouge et il faut impérative- ment réapprendre à prendre soin des humains, des animaux, de la nature.Sionnelefaitpas,nous sommes condamnés à disparaître, et nous préparons un avenir violent pour nos enfants.
Propos recueillis par Lucie Servin
 La Fabrique des pandémies,
Marie-Monique Robin, préface de Serge Morand, éditions La Découverte, 250 pages, 20 € (Ebook : 12,99 €)
SOUTENEZ LE FILM La Fabrique des pandémies
Un film documentaire prolongera le livre. Tous les instituts de recherche de France sont partenaires ainsi que des ONG. Il sera tourné en Asie, en Afrique et en Amérique avec la comédienne Juliette Binoche et réunira une vingtaine de scientifiques du monde entier. Un appel à souscription a été lancé. La première diffusion est prévue le 22 mai 2022, à l’occasion de la journée internationale de la biodiversité, avec la promesse, à terme, d’une accessibilité gratuite et en ligne dans les 8 langues de l’Unesco. www.m2rfilms.com/la-fabrique-des-pandemies
 Rebelle-Santé N° 235 17
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