Page 73 - Ihedate - l'annuel 2016 (N°2)
P. 73

Les archives de l’IHEDATE :
Yves Clot et la souffrance au travail
En 2013, le thème de l’année était «Temps et territoires ». L’intervention du psychologue du travail Yves Clot lors de la session sur les temps du système productif a permis d’approfondir la relation entre qualité du travail et risques psycho-sociaux.
La question de la souffrance au travail, visible à travers les suicides ou les troubles musculo-squelettiques, doit être posée non en termes compassionnels, mais en interrogeant les organisations et leurs transformations possibles. Les risques psycho-sociaux ont envahi les médias, le législateur a pris des initiatives fortes mais discutables, mettant la pression sur des entreprises qui ont essentiel- lement mis l’accent sur le risque juridique. Voilà bien le paradoxe : la prévention des risques psycho-sociaux devient la prévention des risques juridiques de l’employeur. Mais c’est là aborder la question par un mauvais côté, le risque psycho-social étant lui-même une catégorie discutable. Autant il est aisé de définir les troubles musculo-squelettiques, autant le risque psycho-social est difficile à définir : « atteinte à la santé mentale au travail ». Reste à définir ce qu’est la santé : est-ce l’absence de maladie ? A-t-elle à voir avec la capacité de création, d’être efficace ?
On peut faire appel à Georges Canguilhem : «Je me porte bien, dans la mesure où je me sens capable de porter la responsabilité de mes actes, de porter des choses à l’existence et de créer entre les choses des rapports qui ne leur viendraient pas sans moi, mais qui ne seraient pas ce qu’ils sont sans elles.» Être en bonne
santé, c’est « porter », ce n’est pas du côté de la légèreté, ce n’est pas propre au seul individu. Personne ne vit dans un milieu seulement, chacun fabrique du milieu pour vivre. Ne plus pouvoir le faire est un vrai risque pour la santé. On voit alors que les risques pour la santé sont bien plus importants que ne le laissent voir les statistiques de la santé au travail.
On trouve partout les mêmes plans «risques psycho-sociaux ». Il s’y constitue souvent une « cellule de veille sanitaire », car on considère avoir affaire à un nuage toxique tombant sur l’entreprise. Il faut se protéger, prévoir des caissons hyperbares pour que les gens respirent à nouveau. Puis, le modèle toxicologique s’étant installé, on fait du dépistage, on dépiste les plus fragiles, avec des indices de signalement, et donc des « signalants ». Ce modèle est vendu très cher sur le marché. Les indices peuvent être « personne seule au moment des repas », « personne irritable », « hyperactivité », « agita- tion ». Et même « recherche obsessionnelle de la perfection », ce qui requalifie l’obsession de faire son travail dans les règles de l’art... et transforme la fragilité d’une situation en fragilité personnelle. C’est ce que l’on peut appeler l’hygiénisme contemporain. Quant aux signalants, on trouve bien entendu les classiques : les psychologues, les médecins du travail, les assistantes sociales, mais aussi les délégués du personnel, à former pour qu’ils repèrent les signaux faibles, les collègues de travail, la famille. Qui n’est pas signalant ? Cette voie hygiéniste n’est jamais loin de la police sanitaire, ce qui n’est bon ni pour la santé, ni pour l’organisation, ni pour la démocratie.
L’aménagement du territoire peut-il être démocratique ?
I73


































































































   71   72   73   74   75