Page 18 - Présentation Salon Montrouge : Perdu
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Des ventres morts
J’ai posé le téléphone sur la table basse du salon. Mon geste était lent et tremblant. Ce temps infini entre l’annonce joyeuse de mon amie Anna et le silence de la pièce une fois le téléphone posé devant moi.
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Je sais, c’est à présent une certitude, que je n’aurai pas de petits-enfants. Que je ne serai jamais grand-mère.
Anna jubilait à l’autre bout du fil, sa fille est déjà enceinte de 3 mois et la grossesse se déroule bien. Pour elle, c’est bon. Pour son frère, ses amis, ses collègues, les inconnus dans les métros et dans les rues, les bureaux, les immeubles et les petites maisons, pour tous les autres, l’attente devient de plus en plus difficile à supporter.
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Un couple sur deux n’arrive plus à avoir d’enfant. N’aura jamais d’enfant. A moins d’en adopter, mais cette option devient de plus en plus une utopie. Ou un vol organisé. Des nouveau-nés sont dérobés chaque semaine dans les maternités. Les établissements ont dû installer des portes munies de codes pour chaque chambre, recruter des vigiles, fouiller les sacs de celles et ceux qui repartent après avoir rendu visite à une jeune maman, à l’heureuse élue qui a échappé à l’infertilité de son compagnon ou à sa propre incapacité à enfanter. Les experts nous annoncent que dans quelques années, la situation va irrémédiablement s’aggraver. Seul un couple sur quatre pourra encore avoir des enfants. Pour les prévisions concernant les décennies suivantes, ils ne se prononcent pas. Ils disent qu’ils ont besoin de temps. Pour mon fils, l’affaire semble désormais entendue : ses spermatozoïdes, trop peu nombreux, trop fatigués avant même d’avoir accompli leur mission et leur destinée, n’arrivent pas à m’offrir la seule perspective d’avenir qui me retient sur Terre, voir grandir ma petite-fille ou mon petit-fils. Déjà, des agences privées se sont créés pour mettre en contact des femmes et des hommes en capacité de procréer. Elles ont remplacé les sites de rencontre, elles laissent ceux qui ne sont pas sélectionnés dans le désarroi et la honte. Bientôt, l’Etat va s’en mêler et encadrer ces unions, on le sent dans leurs discours où flottent des mots ambigus, « Devoir national », « Patrie en danger ». Il leur faut des bébés pour faire fonctionner le pays et avoir du rêve à offrir.
part. 2
L’air pue très souvent. Je continue à respirer. A boire l’eau souillée, à manger des tomates et des pommes chargées de pesticides, à m’asseoir dans des fauteuils aux mousses toxiques fabriqués dans des pays lointains. A utiliser des crèmes de jour et des masques relaxants remplis de silicone. Je voulais rester belle pour lui, pour les jours où je le chercherais à l’école avec son goûter à la main. Pour qu’il soit fier de moi, fier de sa jeune et dynamique grand-mère.
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J’ai voté toute ma vie, j’ai emmené mon fils dans les bureaux de vote pour qu’il apprenne la démocratie, pour qu’il sache que chacun peut jouer un rôle dans les choix de son pays. J’ai aidé à faire élire des hommes et des femmes politiques, des partis, des programmes. J’ai écouté leurs débats, leurs promesses. J’ai attendu d’eux qu’ils m’écoutent, me protègent et prennent soin de ma famille. Ils savaient depuis des décennies que l’air, l’eau, le sol, la nourriture se chargeaient de substances qui rendaient peu à peu nos enfants à l’état d’êtres stériles. Mais ils ont continué. Je n’ai pas compris pourquoi. Pourquoi ils n’ont pas pensé à leurs propres enfants, eux aussi touchés à présent par ce mal planétaire. Ils se pensaient à l’abri. A l’abri de tout, même de leur propre bêtise.
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18 Dossierdecandidature SALON DE MONTROUGE
Ils n’ont pas voulu écouter les scientifiques, les vrais, ceux qui tentaient désespérément de les alerter sur cette fuite en avant. J’aurais voulu voter pour eux, pour ces femmes et ces hommes de science courageux qui ont parfois payé de leur vie leurs messages de vérité. Mais les scientifiques intègres ne font pas de politique et les faux experts et autres scientifiques corrompus en ont profité pour distiller de fausses vérités jusque dans les parlements et les assemblées, jusque dans nos oreilles et nos cerveaux endormis. Ceux que nous avions élus ont choisi de laisser faire, malgré leurs grands discours et les milliers de réunions et de conférences données pompeusement sous l’œil des caméras. Parce que d’autres, dans l’ombre, leur ont soufflé tout bas des consignes meurtrières. Parce que d’autres, aux intentions triviales et assassines, ont apporté dans leurs dossiers des rapports truqués et de l’argent dissimulé qu’ils distri- buaient comme des bons points à collectionner. De l’argent salement gagné pour ceux qui avaient reçu mon vote. Des billets bien alignés qui ont rendu inutiles les utérus de milliers de femmes, des utérus qu’on leur enlèvera bientôt dès la naissance, une fois le diagnostic de stérilité posé. Elles ne connaîtront jamais ce sang annonciateur de vie qui coulait chaque mois hors de nous, les changements du corps au rythme des cycles, les seins qui gonflent et dégonflent, l’humeur parfois changeante et la vie qui surgit des entrailles.
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part. 3
Ma belle-fille a quitté mon fils ce matin. Pour elle, il reste encore un infime espoir de maternité qu’elle ne veut pas laisser passer. Mon fils a pleuré comme un enfant, comme un désespéré ; je n’ai pas réussi à lui offrir d’espoir pour le réconforter. Je lui ai toujours appris le respect de la femme, la liberté pour chacune d’elles de disposer de son corps, de ne pas en être une esclave. Pourtant l’an dernier, celles et ceux qui rêvaient d’enchaîner à nouveau les femmes à leur destinée biologique de mères ont gagné. Des lois ont été écrites, examinées, débattues, adoptées et promulguées pour interdire aux femmes d’avorter. Bientôt on leur interdira tout moyen de contraception.
Depuis l’an dernier, j’ai cessé de voter. Si les révolutions n’étaient pas si violentes, j’en aurais espéré une. Des femmes sont désormais traquées comme elles ne l’ont jamais été. L’époque de Vichy, pourtant lointaine, remonte à la surface. Une femme avait été guillotinée en 1943 pour avoir aidé d’autres femmes à avorter. Aujourd’hui, ceux qui les aident sont condamnés à la prison à vie et pour ces femmes, internées dans des centres d’Etat, la loi oblige les médecins à pratiquer sur elles une insémination artificielle et à les séquestrer pour qu’elles mènent leur grossesse à terme. Tel est leur châtiment. Le temps de leur grossesse, leur ventre ne leur appartient plus, il devient la possession de cet Etat qui estime avoir été volé. Libre à elles de garder leur enfant ou de le donner en adoption. Elles ont fait leur devoir, elles ont donné un enfant au pays.
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Je pense souvent à ma mère qui aimait tant les enfants. Tous les enfants. Elle savait rire avec eux, les écouter, chanter, inventer des jeux. Elle était patiente et douce, toujours en extase pour un mot, un geste, un dessin maladroit gribouillé sur un petit bout de papier défraîchi. Elle en a eu deux, elle aurait pu en avoir dix. Aujourd’hui, beaucoup d’enfants naissent avec des maladies, des insuffisances, des handicaps. Une intelligence diminuée. L’industrie pharmaceutique s’en réjouit, de nouveaux médica- ments doivent être donnés aux bébés dès la naissance. Les adolescents ingurgitent aussi, telles des oies à l’époque où le foie gras était encore autorisé, des cocktails de pilules multicolores censées stimuler leur fertilité. Partout, des messages publicitaires agressifs incitent les femmes à faire des enfants avant 20 ans. Au plus tard avant 25 ans. Après, les frais médicaux en cas de traitement contre l’infertilité ne sont plus remboursés. Beaucoup de jeunes femmes ne font plus d’études. L’Etat leur assure qu’elles pourront reprendre leurs études après leur grossesse, mais comme le lait maternel est désormais la seule nourriture autorisée pour les nouveau-nés durant la première année de vie, elles sont bloquées chez elles jusqu’à ce que l’enfant souffle sa première bougie. Souvent, elles abandonnent le projet de reprendre leurs études, soucieuses de profiter de cet enfant qui tient désormais du miracle, et croulant sous la responsabilité colossale de contribuer à peupler le pays. Pour celles qui ont enfanté, une forte incitation financière est proposée pour faire un deuxième enfant, si leur corps en est encore capable.
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Pour les fabricants de lait maternisé, ces nouvelles lois n’ont pas suscité la moindre inquiétude. Ils avaient anticipé de longue date l’évolution du marché. Ils étaient bien informés. Leurs boîtes de poudre ont brutalement disparu des rayons de supermarché au lendemain du vote de la loi sans que les places boursières ne s’en émeuvent. Il n’y avait déjà plus de stock depuis des mois et ils écoulaient leurs dernières réserves, impatients comme de jeunes étalons coincés dans leur box de conquérir un nouveau