Page 19 - Présentation Salon Montrouge : Perdu
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marché en proposant des boissons aux vertus immenses et tellement ridicules. Détendre et apporter un souffle de sérénité. A qui vont-ils les vendre ? A celles et ceux toujours plus nombreux qui le soir venu n’auront jamais à chanter une berceuse à leur enfant pour l’aider à s’endormir. La boisson, en vente libre dans les supermarchés et sur Internet, est déconseillée aux personnes qui peuvent encore procréer. Peut-être parce qu’ils y ont mis du bromazépam, avec l’autorisation de l’Etat. Mais en faible dose, précisent-ils sous la caution de pseudo-scientifiques grassement payés, les mêmes qui au siècle dernier affirmaient que le tabac n’était pas dangereux pour la santé. Ma sœur Clarisse en boit plusieurs bouteilles chaque jour, ça calme ses angoisses. Elle non plus ne sera jamais grand-mère. Elle répète souvent qu’il faudrait mettre du bromazépam dans l’eau du robinet. D’autres disent qu’il accélère l’arrivée de la maladie d’Alzheimer. Sans doute que cette maladie me touchera aussi, emportant avec elle tous les souvenirs fantasmés que je ne vivrai jamais de cet enfant courant vers moi en m’appelant mamie de sa petite voix. Mais je ne les laisserai pas me bourrer de médicaments inutiles, j’ai déjà réfléchi à mon départ.
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part. 4
« Indignez-vous ! », avait écrit un homme sage, il y a déjà longtemps de cela. Partout sur la planète, des milliers de gens se sont indignés, levant les bras vers le ciel, brandissant des bannières colorées. Côte à côte dans une union nouvelle, fraîche et pleine d’espoir. Mais la soif de pouvoir a déchiré les slogans inscrits sur des bouts de carton. Il ne reste que les photos presque irréelles de ces places noires de monde réclamant un autre modèle, une nouvelle société.
Rien n’a changé après la Puerta del Sol.
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Comme pour les déchets nucléaires, les dirigeants nous ont répété de ne pas nous inquiéter parce que les experts finiraient un jour par trouver une solution. Et nous avons continué à enterrer nos rebus radioactifs. Et les rebus de plastiques ont continué à flotter sur ces océans et les mers. Et les rebus chimiques ont continué à voler dans les airs et à contaminer nos aliments. Et les rebus ont pénétré nos corps jusqu’à nous faire pourrir de l’intérieur. Aucune solution n’a été trouvée. Il a fallu la remplacer par des mensonges pour calmer les inquiétudes. Les vagues de suicide. Les immolations. On nous a parlé industrie et sauvegarde des emplois. Pouvoir d’achat et crise économique. Consommation. Je vomis ce mot pour lequel nous avons sacrifié nos vies et toutes celles à venir. Il n’y a pas eu d’interdiction, ni même de moratoire. Les industriels ont pu continuer à jouer avec nos vies et notre descendance. Il aurait suffi de dire non. Comme les parents disent non à leur enfant quand il veut prendre une troisième part de gâteau parce qu’ils savent qu’il aura mal au ventre avant d’aller dormir. Il n’y aura pas de manifestation, pas de pétition, aucune protestation. Il n’y aura pas non plus de procès, tout a été bien verrouillé, des lois ont été votées à la dérobée pour que personne ne puisse poursuivre nos dirigeants politiques en justice pour nous avoir volé nos bébés à naître.
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Une poignée d’abrutis a continué à gouverner et à se laisser manipuler comme de vulgaires marionnettes. Pendant toutes ces années, j’ai voté pour des marionnettes. Qu’ont-ils fait de ma voix ? Enfant, j’ai appris que dans une démocratie, la souveraineté émanait du peuple. Alors le peuple est stupide et j’en suis l’une de ses incarnations. Serrés les uns contre les autres, nous attendons que les maladies nous foudroient comme des moutons à l’abattoir. Je croyais être forte ; j’ai vécu dans la mollesse et dans la peur. Il n’y a plus aucune poésie dans ma vie, il n’y a plus que l’attente de la mort. Et parfois des envies folles de vengeance. Une vengeance cruelle mais qui me paraît légitime.
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part. 5
Une femme vient d’être enlevée, kidnappée en pleine rue par deux hommes cagoulés qui l’ont obligée à monter dans une camionnette blanche. Elle sortait d’un centre d’échographie, son ventre rond bien en évidence, tel un trophée gagné après des années d’entraînement et de sacrifices. Au début, ces enlèvements faisaient la une de tous les médias. Désormais, le scénario se répète, les femmes sont retrouvées vivantes quelques semaines ou quelques mois plus tard, abandonnées en pleine campagne après avoir accouché dans un lieu clandestin. Sans leur bébé. Des ventres pillés. Des bébés arrachés à leur famille comme tous les arbres arrachés à notre sol nourricier. Elles racontent toutes qu’elles ont allaité le nouveau-né quelques semaines,
entourées de personnes au visage dissimulé mais qui semblaient bien organisées. Le bébé sera vendu très cher, ici ou dans un autre pays. Certains pensent que nos propres hommes politiques ont déjà offert des bébés lors de leurs déplacements à l’étranger dans le but de signer de gros contrats pour construire des usines, des barrages, des routes. Ou pour vendre des armes, des centrales nucléaires. Avant, ils emmenaient dans leurs valises des sculptures ou des sacs à main, ils recevaient des chapkas ou des tables en marbre. Parfois des bijoux ou des diamants. Le luxe est désormais ailleurs, dans le ventre des femmes.
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Quand je laisse mes pensées s’éparpiller aux frontières de la folie, je réalise que moi aussi, je kidnapperais bien une de ces femmes. De celles qui ont pu donner naissance à deux ou même trois enfants. Qu’elles partagent avec les autres ! Qu’elles en donnent un à mon fils et à sa nouvelle compagne, condamnée elle aussi à l’infertilité. Et puis je me ressaisis, ma conscience –ou est-ce cette éducation qui m’a rendue si docile - me pique jusque dans mon ventre. J’ai peur de cette violence qui saisit tout mon être quand je perds le contrôle de ma raison, de cette humanité abîmée à tout jamais le jour où Anna m’a téléphoné. Je n’ai pas revue mon amie depuis que son petit-fils est né. Je ne lui ai pas reparlé. Pas même ce matin lorsque nous nous sommes rencontrées dans la rue par hasard. Elle s’est dirigée vers moi, poussant devant elle un landau bleu marine. Sur son visage, de la fierté, de la joie, une certaine forme de compassion. Mon regard s’est ancré dans le sien, je n’ai pas voulu voir le bébé ni même imaginer qu’il existait vraiment à quelques centimètres de moi. Mais il a poussé un petit cri, si beau, si intense, si pur. Et bien réel. De grosses larmes ont recouvert mes joues presque instantanément. J’ai continué à fixer Anna sans parler. Plus de quarante ans d’une amitié profonde. Nous nous étions si souvent imaginées vieillir ensemble, habitant à quelques rues l’une de l’autre, entourées de nos petits-enfants pour les fêtes et les anniversaires. Anna a pleuré avec moi, j’ai accepté sa pitié comme le dernier cadeau qu’elle pouvait encore me faire, et elle m’a serrée brièvement dans ses bras sans quitter le landau du regard. Nous n’avons pas échangé un mot, elle a repris sa route et je ne l’ai plus jamais revue.
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part. 6
Mon fils et sa compagne sont partis vivre sur un autre continent. Là-bas, il y a encore des enfants et des zones préservées mais arides et menacées de toutes parts. De grandes familles se constituent autour de chaque nouveau-né. On se partage la parentalité, l’enfant a plusieurs pères, plusieurs mères, des frères et sœurs pour jouer, chanter, rire et aussi pleurer.
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Mon fils m’écrit souvent, il m’appelle, il est heureux. Il m’envoie des photos de ces enfants partagés qu’il peut serrer dans ses bras et qui l’appellent papa. J’espère que son bonheur durera le temps de son passage sur Terre. J’ai entendu une dernière fois le son de sa voix grave ce matin, je lui ai dit adieu avant de m’isoler du monde. Ne pas mourir mais ne pas vivre non plus.
Je préfère me mettre au bord pour ne plus participer, ne plus rien cautionner. Je n’ai pas su comment lutter, mais ils n’auront plus rien de moi. Ma maison est presque vide. Les meubles, les objets inutiles, les écrans mensongers et leurs composants toxiques. Je ne veux plus rien. Je dors sur un petit bateau, dans un port à l’abandon sur une mer salie par les hommes. Je me réveille souvent la nuit en sursaut, je crie : « Les salauds ! » et je me rendors, bercée par les mouvements de l’eau qui m’enveloppe.
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Récemment, quelques personnes se sont jointes à moi. Elles se sont installées sur d’autres bateaux, nous survivons comme nous pouvons. Tous les poissons sont contaminés, les oiseaux crachent des bouts de plastique. Nous ne donnons plus rien à l’Etat, nous avons fermé nos comptes en banque, nous avons disparu des mailles de leurs filets tissés d’impostures. De cette tristesse à plusieurs n’a jailli aucun bonheur. Nous parlons peu, nous avons honte. Ensemble, nous portons le fardeau de l’échec de nos vies de soumis.
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Après le bain du soir, je n’emmitouflerai aucun enfant dans un peignoir trop grand. Je ne m’enivrerai pas de l’odeur apaisante de son crâne si doux. La sixième extinction de masse est en marche, j’ai hâte que tout s’éteigne.
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Dossierdecandidature 19 SALON DE MONTROUGE


































































































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