Page 96 - Les Misérables - Tome I - Fantine
P. 96

Il s’arrêta tout à coup. Il était près du lit. Il y était arrivé plus tôt qu’il
                  n’aurait cru.
                     La nature mêle quelquefois ses effets et ses spectacles à nos actions avec
                  une espèce d’à-propos sombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire
                  réfléchir. Depuis près d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au
                  moment où Jean Valjean s’arrêta en face du lit, ce nuage se déchira, comme
                  s’il l’eût fait exprès, et un rayon de lune, traversant la longue fenêtre, vint
                  éclairer subitement le visage pâle de l’évêque. Il dormait paisiblement. Il
                  était presque vêtu dans son lit, à cause des nuits froides des Basses-Alpes,
                  d’un vêtement de laine brune qui lui couvrait les bras jusqu’aux poignets.
                  Sa tête était renversée sur l’oreiller dans l’attitude abandonnée du repos ;
                  il  laissait  pendre  hors  du  lit  sa  main  ornée  de  l’anneau  pastoral  et  d’où
                  étaient tombées tant de bonnes œuvres et tant de saintes actions. Toute sa
                  face s’illuminait d’une vague expression de satisfaction, d’espérance et de
                  béatitude. C’était plus qu’un sourire et presque un rayonnement. Il y avait
                  sur son front l’inexprimable réverbération d’une lumière qu’on ne voyait
                  pas. L’âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux.
                     Un reflet de ce ciel était sur l’évêque.
                     C’était en même temps une transparence lumineuse, car ce ciel était au-
                  dedans de lui. Ce ciel, c’était sa conscience.
                     Au moment où le rayon de la lune vint se superposer, pour ainsi dire,
                  à cette clarté intérieure, l’évêque endormi apparut comme dans une gloire.
                  Cela pourtant resta doux et voilé d’un demi-jour ineffable. Cette lune dans
                  le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme,
                  l’heure,  le  moment,  le  silence,  ajoutaient  je  ne  sais  quoi  de  solennel  et
                  d’indicible au vénérable repos de cet homme, et enveloppaient d’une sorte
                  d’auréole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermés,
                  cette figure où tout était espérance et où tout était confiance, cette tête de
                  vieillard et ce sommeil d’enfant.
                     Il y avait presque de la divinité dans cet homme ainsi auguste à son insu.
                     Jean Valjean, lui, était dans l’ombre, son chandelier de fer à la main,
                  debout, immobile, effaré de ce vieillard lumineux. Jamais il n’avait rien vu
                  de pareil. Cette confiance l’épouvantait. Le monde moral n’a pas de plus
                  grand spectacle que celui-là : une conscience troublée et inquiète, parvenue
                  au bord d’une mauvaise action, et contemplant le sommeil d’un juste.
                     Ce  sommeil,  dans  cet  isolement,  et  avec  un  voisin  tel  que  lui,  avait
                  quelque chose de sublime qu’il sentait vaguement, mais impérieusement.
                     Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. Pour essayer de
                  s’en rendre compte, il faut rêver ce qu’il y a de plus violent en présence de
                  ce qu’il y a de plus doux. Sur son visage même on n’eût rien pu distinguer
                  avec certitude. C’était une sorte d’étonnement hagard. Il regardait cela. Voilà





                                                                                        89
   91   92   93   94   95   96   97   98   99   100   101