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Le problème, c'est que la voix l'a tiré de son livre et que, maintenant, il rebondit sur les pages. Les mots s'enchaînent sous ses yeux, il comprend chacun d'eux séparément, mais ensemble ne font plus sens. Il a perdu la clef et n'arrive plus à plonger dans l'histoire. Il soupire. Qu'est-ce que c'est que cette voix ? se demande-t-il, contrarié. D'où est-ce qu'elle vient ?
- Allez, juste un petit bout ? insiste la première voix.
- Non ! répond la seconde sur un ton péremptoire. C'est hors de question !
- Mais il faut bien que je me nourrisse, enfin ! Regarde-moi, je suis maigre à faire peur.
- Tu l'as été lorsqu'on t'a écrit, tu n'as pas besoin de plus.
Cette fois, Ethan, ne se retourne pas. Il se contente de guetter du coin de l'œil et de l'oreille, cherchant de quelle étagère exactement provient cette discussion.
- Mon auteur était tellement indigent que c'est à peine s'il a réussi à faire de moi un roman. Si j'en croquais un petit bout, juste un petit bout, ça m'améliorerait certainement. Avec toute l'imagination dont il est pourvu...
- Mais tu vas te taire, oui !
La conversation vient du bout de l'étagère, il en est à peu près sûr. De là, il a l'impression de voir un volume de grand format et un autre en poche – tout petit, tout fin – qui frémissent. Mais comme ça, de biais, il n'est pas certain que ce ne soit pas sa vision qui le trahisse.
- Combien d'entre nous a-t-il dévoré, lui, hein ? reprend la première voix qui semble venir du poche.
- Cela n'a rien à voir ! lui répond le grand format.
- Bien sûr que si, ça a à voir ! Il est là, tous les jours, à nous tirer de nos étagères, à nous ouvrir, à nous lire, à se délecter du contenu de nos pages... et combien d'entre nous a-t-il emportés que nous n'avons jamais revus ?
- C'est vrai, ça ! acquiesce une troisième voix qu'on dirait venue d'un peu plus haut. - Il n'a pas tort, continue une quatrième.
Et soudain, c'est comme si un brouhaha léger s'élevait des rayons.
- Moi aussi, j'ai un creux !
- Après tout, ça ne pourrait pas nous faire de mal...
- Vous êtes fous !
- Toutes ces idées, tous ces rêves à portée de pages...
- Rendez-vous compte !
- Il a raison, ce serait un juste retour des choses.
- Non, nous ne pouvons pas !
- Mais il est là, à nos pieds, et je sens les effluves de son inspiration me chatouiller.
Ethan pose lentement son roman par terre, parmi les autres qui l'entourent. Il ne rêve pas, ce sont bien les livres qui parlent. Qui se parlent entre eux. Mais il n'est pas sûr de vouloir saisir le sens de leur bavardage. Est-ce de lui qu'ils causent ? Et est-ce qu'ils envisagent bien de le manger ? Un tressaillement de terreur le traverse soudain, mais il se ressaisit aussitôt. Les livres ne parlent pas, sauf quand on ouvre leurs pages. Ce n'est que son imagination qui lui joue des tours.
Pourtant, derrière lui, le brouhaha se fait plus insistant, plus prégnant.