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16 CULTURE
Mercredi 18 Mars 2020
Un poète algérien
SI MOHAND OU MHAND
On connait en diverses cultures l’exemple de poètes dont le génie a si bien coïncidé avec celui du peuple dont ils étaient que très vite,
ils en sont devenus la voix et comme le symbole.
l a le privilège du don, il sait trouver les Il naît et déjà le drame marque sa vie. Sa Il avait acquis quelques rudiments à cation miraculeuse. Un jour dit-on, qu’il
mots, porter à la lumière les obscures famille en effet est étrangère au village où l’école. Il se hâte de les oublier. Pour était au bord d’une source, un Ange lui
Ivoix que chacun entend en soi sans sa- il voit le jour ; elle vient de s’y réfugier de- s’étourdir il s’adonne, d’abord avec réti- apparut qui lui demanda de choisir un des
voir les rendre ; chacun trouve à ses vers puis peu pour fuir les suites d’une ven- cence, et à la fin avec frénésie, à tous les termes de cette alternative : « Parle et je
le fraternel accent où il lit son cœur pro- detta. Puis Mohand encore enfant voit les plaisirs défendus : les filles, le vin, l’ab- ferai les vers, ou fais les vers et je parlerai.
pre, magnifié de la beauté du verbe, qui troupes du général Randon monter à l’as- sinthe, le hachisch, la cocaïne. Il fréquente Je parlerai, dit le poète, tu feras les vers ».
rehausse la joie ou exorcise le malheur. saut de la montagne kabyle. Ichraîouen tous les milieux : les notables, dont il fut Et c’est depuis ce jour que tout ce qu’l veut
On s’habitue à la fin tellement à entendre son village, est détruit, et les habitants dis- avant la tourmente, les clercs, parce qu’il dire vient sur ses lèvres sous la forme du
rendus par les sentiments de tous qu’on persés. C’est le 2ème exil du poète. A la a été jadis l’un d’eux, et d’une façon géné- vers. Il a clos sa vie comme on termine un
finit par lui attribuer indistinctement place le général Randon fait construire un ral toutes les conditions y compris les plus beau poème. Vieilli, malade, sans doute
toutes les créations de valeur. Il est devenu fort d’où il surveillera les villages accro- misérables. Il vit d’expédients, écrivant des usé par tous les excès il sentait venir la
plus qu’un héraut, un symbole. Qu’im- chés sur les pitons. Un vieux chef kabyle lettres pour les ouvriers illettrés avec qui mort avec horreur. Il décida d’aller à pied
porte que tous les chants de l’Iliade et de dit : « C’est une épine plantée dans notre il lui arrive de vivre, leur vendant des bei- jusqu’à Tunis revoir tous les lieux qu’il
l’Odyssée ne soient pas d’Homère ? Parce œil ». gnets, hantant les cafés maures, les bis- avait aimés. A son retour il termina son
que celui qui s’est appelé ainsi a su rendre Quatorze ans plus tard, la grande révolte trots, tous les lieux où l’on tâche de périple par une visite au plus grand saint
mieux que tous les autres les sentiments de 1871 soulève le pays, la famille de Mo- s’étourdir et de prendre du bon temps, il de la Kabylie d’alors, le Cheikh Mohand de
des Achéens, on a fini par mettre sous son hand s’y engage toute entière. Après la a des compagnons de plaisir ou de misère, Taka. C’était la première fois. Le poème lu-
nom tous les poèmes qui redisaient la défaite le père du poète est jugé, provoque des attachements fervents, et au cide, hautain et pitoyable à la fois par le-
guerre de Troie. Ainsi en-a-t-il été de Si condamné et passé par les armes à Fort milieu de tout cela traîne une incurable quel le grand pécheur implora la
Mohand, poète algérien. National sur les lieux même de son pre- solitude intérieure. bénédiction du grand saint, suscita le dé-
A la vie de son peuple, à un moment cri- mier village détruit. Son oncle est déporté Aucun lieu, aucun être n’arrive à l’attacher lire prophétique du Cheikh qui se leva et
tique de son histoire, Si Mohand a parti- en Nouvelle Calédonie. Son frère fuit en vraiment. Il est l’éternel errant, toujours à par trois fois cria le nom de Dieu : Allah !
cipé pleinement. Il est né vers 1850 dans Tunisie et lui-même ne doit la vie qu’à l’in- la veille d’un départ qui parfois ressemble « Comment dis-tu, mon fils ? Répète ce
une région de l’Algérie non encore sou- tervention d’un Officier qui a jugé sa mort à une fuite. que tu viens de dire ». Mais le poète avait
mise : la Kabylie (elle le sera pendant l’en- inutile. Tous les biens de la famille sont Il vivra ainsi toute sa vie entre Ichraïouen, jadis fait vœu de ne jamais répéter deux
fance du poète). Il mourra en 1906, alors confisqués. Mohand réduit à l’indigence Alger, Bône, Skikda, Blida, Tunis, buvant, fois le même poème. « Va, dit le cheikh,
que la colonisation triomphante s’est quitte la montagne natale et s’en va. C’est aimant, se droguant, mais par-dessus tout que la mort te trouve loin de ton foyer ».
étendue à tout le pays. Dans l’intervalle il son troisième et définitif exil. magnifiant ou purgeant tout cela du don De foyer il y avait longtemps que Mohand
aura assisté à la destruction brutale ou Il passera désormais sa vie à parcourir les de poésie. La poésie c’est plus que sa jus- n’en avait plus. Néanmoins la malédiction
lente de l’ordre social ancien, à l’instaura- villes et les routes d’Algérie et quelquefois tification, sa raison d’être. Il versifie du saint s’accomplit et c’est dans un lit
tion d’un ordre nouveau. Il ne sera pas de Tunisie. Il vit au jour le jour au gré des comme il respire, sans recherche appa- d’hôpital que le poète trouva la mort. Il fut
seulement le spectateur du drame, il le circonstances et plus souvent encore du rente, comme si c’était sa manière à lui enterré près de Michelet au « Cimetière
vivra non pas même sur les franges mais démon qui le pousse. Très vite il prend d’exister. Le fait paraissant si surprenant des exilés » où rien ne distingue des au-
au plus épais de la mêlée, dans son destin, conscience du caractère singulier de son que déjà du vivant du poète la foi de ceux tres les dalles les schistes gris de sa
dans son esprit, et jusqu’à dans sa chair. destin et l’accepte comme tel. qui l’écoutaient en avait donné une expli- tombe.