Page 25 - Le Japon avril 2019
P. 25
Kyoto
vue par Lasla Krasznahorkai, auteur hongrois
«Le chasseur de la Kamo» dans Seiobo est descendue sur terre
«...quand bien même il le regarderait,l’oiseau ne prêterait guère attention à cet observateur car il est habitué à la présence de l’homme sur la rive comme l’homme est habitué à la présence de ce grand oiseau blanc posté au milieu des eaux peu profondes de la rivière, mais aujourd’hui aucun ne prête attention à l’autre, aucun témoin n’est là pour le voir au milieu de la Kamo, cette rivière pour le moins étrange, avec sa faible hauteur d’eau et ses ilots d’herbes touffues, et il se tient là, sans bouger, le corps figé en avant, guettant sa proie du jour pendant de longues minutes,dix, vingt, trente minutes, dans cette attente concentrée et immobile le temps est incroyablement long mai il ne bouge pas, il garde au millimètre près la même posture, pas une de ses plumes ne frémit, il se tient en avant, la pointe aiguisée de son bec au-dessus du clapotis de l’eau, personne ne le regarde, ni sans doute jamais,la beauté indicible de sa posture reste secrète, la splendeur exceptionnelle de cette majestueuse immobilité échappe aux regards, et c’est ainsi, en secret, de façon imperceptible, qu’il se tient au milieu de la Kamo, dans cette concentration, cette immobilité, cette tension d’un blanc immaculé, et quelque chose se perd avant même de pouvoir apparaître, une évidence qui n’aura pas de témoin: c’est lui qui donne sens à tout ce qui l’entoure, un sens à ce monde en perpétuel mouvement frénétique, à la chaleur sèche, aux vibrations, aux tourbillons de sons, d’odeurs, d’images,car il représente un élément exceptionnel dans ce paysage, lui cet artiste sans appel qui avec l’esthétisme de son immobilité parfaite, la dimension artistique de son inébranlable concentration,surpasse et domine tout ce à quoi il donne par ailleurs un sens, surpasse, domine la cavalcade éperdue des éléments qui l’entourent, introduit une forme de désintérêt- par sa beauté- au-dessus des intérêts particuliers qui imprègnent tout, et au-dessus de l’intérêt de sa propre activité actuelle, car à quoi bon être beau, surtout lorsqu’il s’agit d’un simple oiseau blanc qui attend, immobile, attend, dans le courant de la Kamo, à Kyoto qu’apparaissent enfin sous la surface de l’eau ce qu’avec sa volonté et son bec impitoyables il harponnera.»
...l’Oshirosagi, ne bouge pas, lui, cet immense oiseau blanc, ce chasseur à découvert, totalement vulnérable...