Page 27 - Le Japon avril 2019
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L’ukiyo
En Occident, on le surnomme encore Pays du Soleil Levant (1). Mais Pays du Monde Flottant conviendrait tout autant. Le "monde flottant" (ukiyo en japonais) irrigue toute la culture japonaise. Cette notion est l’envers du rationalisme occidental. Le bouddhisme enseigne que les plaisirs terrestres sont fugitifs. Toute chose est évanescente, changeante - "flottante".
Alan Watts, vulgarisateur du zen en Occident, résume le concept de l’ukiyo : "si vous essayez de marcher sur l’eau, vous essayez de la saisir, et vous vous noyez. [...] Pour nager, vous devez vous relaxer, offrir votre corps à l’élément liquide. Si vous vous laissez aller, vous constater que l’eau vous maintient". Il ne faut pas résister aux éléments, il faut se laisser porter par eux.
L’ukiyo explique l’art de la suggestion dans les arts traditionnels - notamment les estampes (appelées précisément "ukiyo-e") - par opposition au figuratif de l’Occident.
L’impermanence
Qui dit "monde flottant" dit "impermanence". Rien n’est immuable. Tout peut changer ou disparaître. A fortiori lorsque l’on vit sur un archipel volcanique, dont la côte Est subit les ouragans. Quand le pire peut survenir chaque jour, on s’émerveille de tout ce qui incarne la vie.
Dans les médias japonais, les prévisions météo s’accompagnent de celles des tremblements de terre. Mais au printemps, on y ajoute le calendrier de la floraison des cerisiers, la sakura zensen, qui attirent des dizaines de milliers de personnes dans tous les pays. Le Taki-Kazura, cerisier millénaire, à Miharu, attire à lui seul 300000 admirateurs.
Un moine-poète du XIIIe siècle, Kamo no Chômei, a résumé l’impermanence dans un classique de la littérature japonaise "Notes de ma cabane de moine" :"Indéfiniment coule l’eau du fleuve qui va, et ce n’est plus la même. [...] Ainsi vont l’homme et ses demeures en ce bas monde".
Dans la philosophie japonaise, le temps, tel l’eau du fleuve de Kamo no Chômei, entraîne l’humain dans son "écoulement irrépressible". La seule liberté est de s’y adapter. L’impermanence explique la résilience des Japonais face aux drames - comme la catastrophe de Fukushima en 2011 - mais aussi leur faculté d’adaptation.
Isolé volontairement pendant près de deux siècles et demi durant l’ère Edo (1600 - 1868), le Japon passe d’une société médiévale à une puissance industrielle et militaire en l’espace d’une génération durant la Restauration Meiji (1868-1905). Cette transition, véritable révolution culturelle et sociale, ne se fit pas sans douleur. En résulte cette confrontation entre le Japon ancestral et contemporain.
En découle le regard occidental qui juge le Japon "entre" tradition et modernité, selon le cliché répandu et répété.
En réalité, dans leur rapport particulier au temps, les Japonais seraient plutôt "dans" la tradition "et" la modernité à la fois. Ils "flottent" entre ces deux eaux.
Le mono no aware
Corollaire de l’impermanence, le mono no aware" - ou "poignante mélancolie des choses" - constitue ce qui suscite l’émerveillement chez les Japonais : l’empathie "liée au sentiment d’impermanence" comme l’écrivent Chantal Deltenre et Maximilien Dauber dans un bel ouvrage sur la culture japonaise (2).