Page 28 - Le Japon avril 2019
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Ce qui est éphémère est d’autant plus beau. Selon l’orientaliste Danielle Elisseeff (3) ce serait même dans l’esprit japonais "une condition sine qua non de la vraie beauté" selon des préceptes en vigueur depuis l’époque de Heian (794-1185), quand la Cour impériale s’installa dans la future Kyoto.
On éprouve le mono no aware devant l’éclosion d’une fleur de cerisier, le vol d’un papillon, une brume matinale, l’harmonie d’un jardin ou la forme simple d’une tasse en céramique.
De l’impermanence et du mono no aware découle le rapport particulier des Japonais aux codes sociaux et à la tradition : parce qu’il faut bien vivre et s’ancrer dans le présent, les rituels permettent d’instaurer de l’immuable dans l’éphémère.
Ils offrent même l’occasion de célébrer ce dernier, comme la cérémonie du thé, processus rigoureux de plusieurs heures qui en précède la dégustation. D’où les nombreuses fêtes et cérémonies qui, plus encore qu’en Occident, accompagnent le cycle des saisons.
Le wabi sabi
La dualité entre immuable et éphémère remonte à l’ère Edo, qui fut caractérisée par un pouvoir bicéphale : celui, spirituel et symbolique, de l’empereur, et celui, administratif du shogun - alors véritable gouverneur du pays.
Installé à Edo (futur Tokyo), le dernier représentait le temporel (le présent) et affichait les signes extérieurs de puissance militaire, politique et économique. L’empereur,, confiné à son palais de Kyoto, incarnait l’immuable et l’âme japonaise (yamato damashii).
Se développant en vase d’autant plus clos que le pays était fermé aux influences extérieures, l’esthétique de la cour impériale forgea alors le wabi sabi. Wabi, c’est la simplicité
tranquille. Sabi, la patine de l’âge (réelle ou suscitée). Le wabi sabi irrigue les arts décoratifs japonais depuis le XVIIe siècle. Les marques laissées sur objet par la nature ou par un imprévu ne seront pas lissées. L’imperfection naturelle est prisée. "Les Japonais se reconnaissent dans ces objets : imparfaits, asymétriques, humbles, mais enrichis de leur spiritualité, vertueux et sincères." (3)
La villa Katsura, à l’ouest de Kyoto, en est l’expression. Construite au début du XVIIe siècle, cette résidence impériale d’été est à la fois complexe dans son élaboration et modeste dans son apparence. Les matériaux bruts (bois, papier, paille) cohabitent avec des métaux précieux. Tout y rappelle la nature et sa beauté.
Après la Restauration Meiji (1868) et sa modernisation accélérée, le wabi fut perpétué par le mouvement Mingei, équivalent nippon du courant Arts & Crafts, et subsiste dans la confection des produits traditionnels, du saké aux tuiles des maisons en passant par le bleu indigo des kimonos ou la préparation du tofu. On le retrouve dans les arts modernes, comme l’architecture contemporaine, le cinéma et la mode.
Le ma
Principe cardinal dans les arts nippons, le ma se réfère aux variations du vide. Le mot japonais signifie "intervalle", "espace", "durée", "distance". Le kanji, l’idéogramme japonais avec lequel on écrit ma symbolise un soleil entouré par une porte.