Page 29 - Le Japon avril 2019
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Le concept, ancien, n’est utilisé que depuis les années 1930 pour désigner le professionnalisme de l’artiste ou de l’artisan. Totalement dédié à son geste, il garde la capacité d’apprécier l’effet d’ensemble.
En architecture, il s’applique aux espaces ou bâtiments où l’on n’est "ni dehors ni dedans". C’est la pièce qui s’ouvre sur le jardin par la grâce des shoji (parois coulissantes). Le cadre des parois formant comme le bord d’un tableau.
La tradition se retrouve dans des bâtiments contemporains, comme l’atrium ouvert de la médiathèque de Sendai ou les coursives vitrées du musée du XXIe siècle à Kanazawa.
Dans les arts de la scène ou au cinéma, il correspond à ces pauses qui soulignent un geste ou un effet - ou aux moments de sidération dans les mangas ou les dessins animés japonais.
Dans les arts classiques et l’estampe, le ma explique la profusion des "blancs" et la tradition du "trait vivant", appliqué d’un geste continu. Ce n’est pas une fascination du vide, mais la recherche d’un vide qui fait sens, qui crée équilibre, profondeur et sensations.
L’iki
Pour Danielle Elisseeff, "il est impossible d’évoquer l’esthétisme japonais sans rappeler la notion de l’ iki , cet esprit propre au Japon qui sépare en deux catégories distinctes ce qui est beau et distingué de ce qui ne l’est pas" (3).
Est iki "ce qui est beau mais pas voyant, discret mais pas transparent, simple mais pas fruste". L’attitude iki est "celle d’une personne qui saisit la cruauté du monde sans renoncer à la beauté des choses impermanentes." On peut y trouver une forme de romantisme. Il mêle l’héroïsme revendiqué des samouraïs, et leur conscience de la mort, à la célébration de la beauté et de la nature par les courtisanes.
Esthétiquement, l’iki se traduit par l’évocation subtile et l’inachevé. En découle la conception japonaise du raffinement. Pour Dominique Buisson (3) "est raffiné ce qui ne se voit pas ou ce qui demande un effort pour être vu". Au théâtre Nô, ce sera "le masque qui parle, le geste qui dit, le silence qui explique". L’iki impose aussi que "l’emballage vaut plus que le contenu", comme le sait tout qui a vu le soin apporté à l’empaquetage du plus insignifiant article dans toute boutique.
Dans un rapport quasi-masochiste à la fabrication, la perfection ultime consiste à masquer le savoir-faire. C’est l’exécution du geste qui doit être parfaite, plus que le résultat. Et si élitisme il y a (seul l’initié devinera l’excellence derrière l’apparente imperfection), il est teinté d’humilité : la Nature et ses aléas dépasseront toujours le génie humain. Au Japon, on ne dira jamais "je pense, donc je suis", mais plutôt "je ressens, donc je suis".
1. Qui découle de la traduction littérale des deux idéogrammes qui forment son nom en japonais (Nihon) et qui signifient respectivement "soleil" et "origine" ou "naissance".
2. "Japon - Miscellanées", éd. Nevicata.
3. "Esthétiques du quotidien au Japon", collectif, éd. IFM/Regard


































































































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