Page 43 - Rebelle-Santé n° 217
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CULTURE ET SANTÉ
La notion d’« Art brut » a été inventée par Jean n’a jamais rien vendu de ses œuvres. Quant à Aloïse,
Dubuffet en 1945 pour désigner toutes les formes
de productions artistiques en marge des circuits culturels. Art des pauvres, des marginaux, des fous, cet art sans frontière ne cesse d’alimenter les débats. Le peintre est revenu plusieurs fois lui-même sur cette définition, regrettant à son tour les cases qu’elle réins- taurait, en affirmant dans Bâtons rompus :
« La création n’a que faire d’admiration et de révé- rence ; c’est d’adhésion intime qu’elle est en quête, de mise à portée immédiate, de plain-pied, dont l’admira- tion est bannie. (...) L’emploi même de ce terme d’art se réfère à une norme et est par là nocif. La vraie créa- tion ne prend pas souci d’être ou ne pas être de l’art ». Les deux bandes dessinées qui viennent de sortir chez Casterman, par la mise en scène de la trajectoire d’ar- tistes emblématiques et trop souvent méconnus, consti- tuent deux portes d’entrée idéales et non académiques pour s’initier au pouvoir émancipateur de cette création par définition hors norme.
L’URGENCE DE L’ART
En six portraits, l’album Enferme-moi si tu peux de Anne-Caroline Pandolfo, brillamment animé au dessin, en techniques mixtes et à la couleur directe par Terkel Risbjerg, donne la mesure de la diversité non seulement des œuvres mais des contextes et des situations : du Pas-de-Calais à la Drôme, de la Pologne à la Suisse en passant par Londres et les États-Unis. Femmes et hommes, ils sont six réunis ici, mais ils ont été choisis parmi des centaines d’autres artistes tous différents : peintres, sculpteurs, mosaïstes, céramistes, architectes...
Dans l’art brut, les matériaux de l’immédiat, à portée de main, ouvrent l’éventail des techniques en varia- tions infinies. Art du recyclage et de la récupération par nécessité, peut-être que ces œuvres trouvent une nouvelle résonance dans notre actualité. Mais le prin- cipal point commun de tous ces artistes est d’avoir livré en autodidactes des œuvres singulières et cathédrales, comme les architectures du Facteur Cheval (1836- 1924), les couleurs symphoniques d’Aloïse (1886- 1964), les miniatures d’Augustin Lesage (1876-1954), les rouleaux de Madge Gill (1882-1961), les pro- phéties somnambules de Marjan Gruzewski (1898-?) ou encore plus récemment les mystérieux cocons de Judith Scott (1943-2005).
Profondément impressionnée par sa première visite à La Collection de l’art brut de Lausanne à l’adoles- cence, Anne-Caroline Pandolfo a toujours été fasci- née par cette création. Elle explique : « Il y a quelque chose d’impossible à formuler devant les œuvres d’art brut, de l’ordre du ressenti et du sensible, de l’inat- tendu et de la surprise. C’est un art qui s’affranchit des codes mais surtout du regard de l’autre. Madge Gill
elle n’aimait plus ses dessins une fois exposés. Dans l’art brut, c’est le faire qui importe, la production et non le produit fini, d’ailleurs ces artistes ne savent sou- vent pas eux-mêmes pourquoi ils le créent, ils créent. Ils incarnent pour moi une forme d’idéal artistique ». L’art brut n’est pas un art sauvage ou primitif, affranchi de tous les conditionnements, c’est l’art de personna- lités visionnaires qui projettent leurs obsessions dans l’urgence de faire, des esprits assiégés par leur inspira- tion qui n’ont pas d’autres choix que de créer.
UN SUPER-POUVOIR LIBÉRATEUR
Dans cet album, en imaginant des conversations imaginaires entre les artistes, les auteurs redessinent chaque trajectoire séparément et s’interrogent sur ce point commun : le moment fondateur où ils se sont mis à créer. « La majorité de ces artistes ont eu une vie très dure et la création est pour eux une libération contre l’enfermement qu’ils subissent. Ce qui m’intéresse, c’est leur super pouvoir, la force mystérieuse qu’ils ont trouvée pour transcender leur condition et en sortir par l’art », affirme la scénariste, en ajoutant : « Le plus fascinant à raconter, c’est le basculement, ce déclic qui change la vie de tous ces artistes et par lequel ils s’af- franchissent de leur condition, que ce soit leur condi- tion de femmes, d’ouvriers mineurs de père en fils, ou encore du handicap. L’œuvre est indissociable de la vie de chacun et projette en miroir les mécanismes d’exclusion d’une société ultra normée depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Pour choisir les six artistes, les possibilités étaient très nombreuses. Cer- taines trajectoires se ressemblent et nous ne voulions pas non plus nous répéter. Il y a beaucoup de mineurs comme Augustin Lesage, par exemple. Nous avons pri- vilégié les effets de contrastes pour mettre en scène le passage spectaculaire d’une vie à une autre. Ça peut être une voix, un événement comme la guerre. Il y a toujours un élément déclencheur qui révèle un trop plein de manque et commande la nécessité absolue de créer. » Chaque portrait se structure autour de ce moment décisif caractérisé par une date et un lieu pré- cis, tandis que chaque parcours, aussi extraordinaire qu’unique, rappelle que le besoin d’art est un besoin aussi élémentaire que manger, dormir, rêver.
UN ART DE FOUS ?
L’originalité d’Enferme-moi si tu peux consiste à s’af- franchir de l’histoire de l’art pour mieux redonner la parole aux artistes. Augustin Lesage a-t-il vraiment entendu des voix ? Que signifie les objets prisonniers dans les entremêlas de Judith Scott ? Madge Gill était- elle possédée par un esprit ? À quoi pensaient toutes les femmes en tirant les fils de leur broderie ? La folie n’est-elle pas la réponse saine et équilibrée face à une
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