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réalité aliénante ? En quoi l’art peut-il servir d’échap- patoire ? Toutes ces questions, si elles n’ont pas de réponses, méritent d’être posées. La question philo- sophique du rapport entre la folie et la création est au cœur des enjeux et a déterminé le regard que nous portons sur ces œuvres. Michel Foucault (1926-1984) a consacré ses recherches autour de la folie en étu- diant les processus de marginalisation à l’œuvre dans les sociétés d’Ancien régime en mettant en évidence selon les principes de normes et d’exclusions, le bas- culement entre le statut du fou intégré dans l’espace social, à celui de l’interné aliéné dans des asiles spé- cialisés considéré comme une menace à l’ordre so- cial. Une démonstration toujours aussi importante à lire dans Histoire de la folie à l’âge classique (1972).
La création spontanée n’est sans doute pas née au XIXe siècle, mais les œuvres des premiers artistes que nous connaissons nous ont été transmises d’abord par l’intérêt que certains psychiatres ont porté sur cette création dans les asiles. Ils s’appuyaient sur l’idée d’une sorte de névrose artistique, alors que naissaient l’art moderne et de nouvelles revendications esthé- tiques. Avant l’art brut, il y a eu l’art des fous théorisé en France par un docteur de Villejuif sous le pseudo- nyme de Marcel Réja, en 1907. Il faudrait aussi signa- ler en Allemagne, dans les années 1920, l’étude com- parée de milliers d’œuvres rassemblées dans l’Europe entière par le docteur Hans Prinzhorn qui cherchait à comprendre les fonctionnements de la création. Et Augustin Lesage de répliquer dans l’album : « Pour les bourgeois, un artiste fou, c’est bien plus acceptable qu’un artiste pauvre et sans culture », dénonçant en fi- ligrane toujours les mêmes démons de la théorisation.
L’ART-THÉRAPIE ET L’ART DE S’OCCUPER
Néanmoins, ces travaux autour de l’analyse du geste créateur ont développé une vision d’un « art psycho- pathologique », aboutissant dans les années 1950 au développement de l’art-thérapie qui considère la pra- tique artistique entendue autant dans la réalisation ou la contemplation des œuvres, comme un moyen de se soigner et de s’épanouir. L’art est d’abord une affaire intime, qui permet de mieux se connaître. En cela, il redonne confiance en soi et restaure l’estime, en même temps qu’il permet le dialogue avec le réel, les autres et soi-même en stimulant l’imagination. C’est ainsi une activité totale, qui mobilise le corps et la pensée. Aujourd’hui, l’art-thérapie s’est intégrée à l’ergothéra- pie, de « ergon » en grec qui signifie, « l’activité ». L’art devient une occupation parmi d’autres, prescrit par l’ergothérapeuthe qui adapte ses propositions au cas par cas, selon les sensibilités et les capacités de cha- cun, dans un nombre de possibilités très ouvert. Pour simplifier, dans cette optique, vous pouvez vous écla- ter à tous les niveaux dans la peinture comme dans
le tir à l’arc, le jardinage ou les mots croisés. Cepen- dant, l’instrumentalisation de l’art réduit à cette seule interprétation ne permet pas d’expliquer pourquoi les ateliers d’art-thérapie, qu’ils soient pratiqués « sans le savoir » par tout un chacun ou organisés dans le cadre d’un suivi, à l’hôpital ou en prison, peuvent être utiles et aider les personnes sans révéler des vocations artis- tiques aussi radicales.
LA MAGIE DES ÉTINCELLES
Si l’affirmation de l’existence de l’art brut a permis, avec l’art moderne, d’attaquer les échelles acadé- miques de valeur, elle n’a rien résolu quant aux mys- tères de la création : pourquoi telle personne à tel endroit se met-elle à créer une œuvre extraordinaire ? Il ne suffit pas de tomber sur un tas de cailloux pour improviser le palais du Facteur Cheval. La folie ou les déterminismes n’expliquent pas tout. Chacun forge son indépendance inaliénable dans son for intérieur. En jouant sur les contrastes, les auteurs d’Enferme-moi si tu peux ont cherché à accentuer ce « déclic », fruit d’une alchimie miraculeuse.
L’irrésistible biographie toute en poésie consacrée à Petit Pierre et son manège dans La mécanique des rêves de Daniel Casanave et Florence Lebonvallet dessine un parcours différent savoureusement traduit dans le langage de la campagne. À l’inverse d’un déclic, l’œuvre de Petit Pierre se déroule comme un assem- blage continu sur toute une vie. Pierre Avezard (1909- 1992) est né difforme, atteint du syndrome de Treacher Collins dans un petit village du Loiret. Souffre-douleur dès l’enfance, il est exclu de l’école et devient vacher
ART ET CRÉATION
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