Page 35 - Livre souvenir 2019
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garçon et toi une fille, on les aurait eus à peu près en
même temps, ou peut-être toi un tout petit peu avant, et
on les regarderait jouer aux cubes en imaginant qu’ils se
marieraient un jour. Je n’ai pas eu d’enfants, mais je sais
que toi tu as eu cette chance. J’avais croisé ta fille il y a
quatre ans au marché de Bormes-les-Mimosas, alors que
j’y passais une semaine chez ma cousine. Je l’ai reconnue
tout de suite : elle avait tes cheveux et la même manière
de les relever en chignon négligé avec pile le tortillon
qu’il fallait, qui te donnait une allure d’actrice, les mêmes
mains longues de pianiste avec surtout ta bague que j’ai
reconnue instantanément à son éclat rosâtre qui m’a
toujours fasciné. Mais surtout elle avait la même attitude,
main sur la hanche, moue sceptique en soupesant un
melon pour voir s’il était assez lourd, même façon de
hausser le sourcil en écoutant le maraîcher faire l’éloge
de son produit (tout en sachant qu’il ne pourrait
absolument rien refuser à son sourire moqueur et à sa
fossette). Bref je t’ai reconnue et pour une fois j’ai
affronté ma timidité pour aller lui demander si elle ne
connaissait pas, par hasard, une Renée. « C’est ma
mère » m’a-t-elle dit avec le rouge qui monte parfois aux
joues quand on est pris en flagrant délit d’intimité. Elle
m’a dit que tu avais vite divorcé, pile trois ans après sa
naissance, qu’elle ne voyait plus son père, que tu avais eu
un cancer compliqué (j’espère que tu n’as pas eu de
récidive), que ton oncologue était tombé amoureux de toi
comme tout le monde, et que tu l’avais quitté après un an
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