Page 10 - MOBILITES MAGAZINE N°59
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  LE SYSTÈME FERROVIAIRE A-T-IL ÉTÉ LE LABORATOIRE HISTORIQUE DE LA TECHNOCRATIE ?
Une empreinte technico-politico-historique singulière serait-elle à la base de ce qu’on peut qualifier de véritable « ADN » du système ferroviaire français ? Ce qui amènerait même à penser que le chemin de fer a été dans notre pays le creuset d’origine de la technocratie...
Depuis les pionniers Saint-simoniens des trois premières décennies du XIXe siècle qui font ardemment la promotion du chemin de fer tel l’emblème absolu de la modernité, et jusqu’aux Polytechniciens et aux ingénieurs des Ponts & Chaussées(1), une grande partie de l’élite technico-scientifique de notre pays est alors passée par la matrice professionnelle du chemin de fer. Ce sont eux qui, fort de l’appui de l’État, conceptualisent le réseau centralisé à partir de Paris avec « l’Étoile de Legrand »), le construisent, le développent et le modernisent depuis ses prémisses sous Louis-Philippe jusqu’à la première décennie du XXe siècle en passant par la période décisive du Second empire. Pour ne citer qu’une figure exceptionnelle issue de ce moule, on peut choisir Raoul Dautry (1880-1951). Polytechnicien de la promotion 1900, il passe par la Compagnie du Nord, devient ensuite le patron emblématique du réseau de l’État, puis membre influent de la direction de la jeune SNCF avant d’être le ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme des gouvernements des années 1944-1946.
Du côté des profils des dirigeants, ce socle historique se trouve éminemment conforté lors de la création de la SNCF en 1938.
Pourtant, la mise en place des fonctions de la nouvelle Société nationale s’organise dans des conditions assez différentes de celles qui ont cours dans
(2)
les nombreux autres pays européens . En effet, la SNCF se voit confier à la
fois les responsabilités de l’exploitation du réseau ferré mais aussi celles de sa maintenance, de sa modernisation et de son développement. Et donc aussi celles de son éventuelle... régression(3) ! En raison notamment du fait que les deux dernières fonctions qui lui sont désormais dévolues se trouvent dépendre quasi-totalement du budget de l’État. Et donc des aléas politiques ...
Alors que l’État semble en même temps abandonner son rôle d’aménageur ferroviaire du territoire qu’il laisse de fait au nouvel opérateur national unique. Alors que ce rôle d’État aménageur, voire de stratège ferroviaire selon l’expression en cours aujourd’hui, était assumé auparavant via le contrôle des anciennes Compagnies privées. Et directement par la gestion du réseau des « Chemins de fer de l’État » qui couvrait la partie Ouest et une partie du Sud- Ouest du réseau. Cela tout en apportant, depuis le dernier quart du XIXe siècle, une importante participation financière dans le développement du réseau(4) qui était notamment précédée par l’approbation des projets et la participation à leurs études. Comme il avait également, une fois encore, assumé ce rôle avec de considérables apports financiers durant tout une décennie après 1918. Cette fois au profit de la reconstruction des réseaux dévastés dans les régions du Nord et de l’Est (5) du pays envahis durant la Première guerre mondiale et devenues zones de combats. M.C.
1) Sans oublier l’élite des élites dans ce domaine, les fameux « X-Ponts » qui cumulent le passage par les deux prestigieuses écoles...
2) La plupart des pays européens qui étatisent alors l’exploitation de leurs réseaux ferrés gardent la haute main sur la modernisation et le développement, confiés à des services ad-hoc de leurs minis- tères des Transports ou des Travaux Publics.
3) Ce que fera la jeune SNCF avec la suppression en moins de deux ans (de 1938 à début 1940) des services voyageurs sur plus de 10 000 kilomètres de lignes !
4) Dans le cadre du « Plan Freycinet » de 1878 qui lance alors la construction de 8840 kilomètres de lignes dite « d’intérêt général », l’État a financé leurs infrastructures de base (acquisitions foncières, plates-formes et ouvrages d’art) et il laissait aux Compagnies les coûts d’investissement des super- structures (voies et bâtiments).
5) Ainsi 52% de la longueur des voies du réseau du Nord est alors à reconstruire, ce total atteignant 19 % pour le réseau de l’Est. Près de 2,2 milliards de francs seront investis pour reconstituer et, en même temps, en profiter pour moderniser les deux réseaux.
de ses charges financières deve- nues intenables ».
Dans cette situation, SNCF Réseau se trouve en même temps dans l’impossibilité d’augmenter les tarifs des péages(2) dans la mesure où dans ce cas, ils « affecteraient né- gativement l’offre ferroviaire ». Et c’est donc SNCF Voyageurs qui se trouve au premier rang pour aider à financer les investissements du gestionnaire d’infrastructures. Mais, la crise sanitaire s’ajoutant à des faiblesses structurelles plus pro- fondes, également analysées dans le rapport, SNCF Voyageurs a aussi subi de plein fouet en 2020 et 2021 le fort recul des trafics TGV (-45% en 2020). Avec, sur ce marché, la perte difficilement rattrapable d’une clientèle d’affaires qui, en 2019, totalisait environ 20% des recettes de la grande vitesse. Cette sorte de « TGV dépendance » serait d’ailleurs, selon le rapport, l’un des principaux maillons faibles de notre système ferroviaire... Globalement, le recul global du chiffre d’affaires de SNCF Voyageurs atteint plus de 18% en 2021, en comparaison de celui de 2019, alors que les manques de recettes cumulés depuis les deux dernières années totalisent plus de 7,8Mds€(3).
Dans cette situation, ce sont « les Régions et Île-de-France Mobilités [qui] ont été une véritable bouée de sauvetage financière pour SNCF Voyageurs pendant la crise, puisqu’elles ont assumé l’essentiel du déficit d’exploitation des services conventionnés (les TER et le Tran- silien) », constate le rapport.
Cela dit, les maux qui affectent SNCF Voyageurs seraient, selon les deux sénateurs, bien plus profon- dément structurels que simplement conjoncturels. Ils seraient liés à la fois à « son déficit de compétiti- vité qui l’handicape dans le cadre de l’ouverture à la concurrence, de l’explosion de sa dette depuis le dé-
  10 - MOBILITÉS MAGAZINE 59 - MAI 2022
  














































































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