Page 162 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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Fantine fut atterrée. Elle ne pouvait s’en aller du pays, elle devait son
loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette
dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La surveillante lui signifia
qu’elle eût à sortir sur-le-champ de l’atelier.
Fantine n’était du reste qu’une ouvrière médiocre. Accablée de honte plus
encore que de désespoir, elle quitta l’atelier et rentra dans sa chambre. Sa
faute était donc maintenant connue de tous !
Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir M. le
maire ; elle n’osa pas. M. le maire lui donnait cinquante francs, parce qu’il
était bon, et la chassait, parce qu’il était juste. Elle plia sous cet arrêt.
IX
Succès de madame Victurnien
La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose.
Du reste, M. Madeleine n’avait rien su de tout cela. Ce sont là de ces
combinaisons d’évènements dont la vie est pleine. M. Madeleine avait
pour habitude de n’entrer presque jamais dans l’atelier des femmes. Il
avait mis à la tête de cet atelier une vieille fille, que le curé lui avait
donnée, et il avait toute confiance dans cette surveillante, personne vraiment
respectable, ferme, équitable, intègre, remplie de la charité qui consiste à
donner, mais n’ayant pas au même degré la charité qui consiste à comprendre
et à pardonner. M. Madeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs
hommes sont souvent forcés de déléguer leur autorité. C’est dans cette pleine
puissance et avec la conviction qu’elle faisait bien, que la surveillante avait
instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine.
Quant aux cinquante francs, elle les avait donnés sur une somme que
M. Madeleine lui confiait pour aumônes et secours aux ouvrières et dont elle
ne rendait pas compte.
Fantine s’offrit comme servante dans le pays ; elle alla d’une maison
à l’autre. Personne ne voulut d’elle. Elle n’avait pu quitter la ville. Le
marchand fripier auquel elle devait ses meubles, quels meubles ! lui avait
dit : Si vous vous en allez, je vous fais arrêter comme voleuse. Le propriétaire
auquel elle devait son loyer, lui avait dit : Vous êtes jeune et jolie, vous
pouvez payer. Elle partagea les cinquante francs entre le propriétaire et le
fripier, rendit au marchand les trois quarts de son mobilier, ne garda que le
nécessaire, et se trouva sans travail, sans état, n’ayant plus que son lit, et
devant encore environ cent francs.
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