Page 201 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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plus épaisse, que ce voile déchiré accroîtrait le mystère, que ce tremblement
de terre consoliderait son édifice, que ce prodigieux incident n’aurait d’autre
résultat, si bon lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plus
claire et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec le fantôme de
Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait plus
honoré, plus paisible et plus respecté que jamais, – si quelqu’un lui eût dit
cela, il eût hoché la tête et regardé ces paroles comme insensées. Eh bien !
tout cela venait précisément d’arriver, tout cet entassement de l’impossible
était un fait, et Dieu avait permis que ces choses folles devinssent des choses
réelles !
Sa rêverie continuait de s’éclaircir. Il se rendait de plus en plus compte
de sa position.
Il lui semblait qu’il venait de s’éveiller de je ne sais quel sommeil, et qu’il
se trouvait glissant sur une pente au milieu de la nuit, debout, frissonnant,
reculant en vain, sur le bord extrême d’un abîme. Il entrevoyait distinctement
dans l’ombre un inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour lui et
poussait dans le gouffre à sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermât,
que quelqu’un y tombât, lui ou l’autre.
Il n’avait qu’à laisser faire.
La clarté devint complète, et il s’avoua ceci : – Que sa place était vide
aux galères, qu’il avait beau faire, qu’elle l’y attendait toujours, que le vol
de Petit-Gervais l’y ramenait, que cette place vide l’attendrait et l’attirerait
jusqu’à ce qu’il y fût, que cela était inévitable et fatal. – Et puis il se dit :
– Qu’en ce moment il avait un remplaçant, qu’il paraissait qu’un nommé
Champmathieu avait cette mauvaise chance, et que, quant à lui, présent
désormais au bagne dans la personne de ce Champmathieu, présent dans la
société sous le nom de M. Madeleine, il n’avait plus rien à redouter, pourvu
qu’il n’empêchât pas les hommes de sceller sur la tête de ce Champmathieu
cette pierre de l’infamie qui, comme la pierre du sépulcre, tombe une fois
et ne se relève jamais.
Tout cela était si violent et si étrange qu’il se fit soudain en lui cette espèce
de mouvement indescriptible qu’aucun homme n’éprouve plus de deux ou
trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience qui remue tout ce
que le cœur a de douteux, qui se compose d’ironie, de joie et de désespoir,
et qu’on pourrait appeler un éclat de rire intérieur.
Il ralluma brusquement sa bougie.
– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoi est-ce que j’ai peur ? qu’est-ce que
j’ai à songer comme cela ? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n’avais plus
qu’une porte entrouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruption
dans ma vie ; cette porte, la voilà murée ! à jamais ! Ce Javert qui me
trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m’avoir
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