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plus vraies que nature, et laissons-les nous emporter dans le voyage de leur vision. car c’est bien là ce que nous offrons de plus précieux : un regard sur notre monde, pour en révéler la beauté immédiate. une image, c’est une promesse. et il faut savoir faire des promesses que l’on peut tenir.
cela pose irrévocablement la question de la légitimité. celle-ci ne se gagne plus exclusivement auprès de ses pairs ou d’un quelconque « ordre du bon goût », mais auprès du public non-initié. cela, me direz-vous, n’est pas nouveau. nombre d’architectes (re)-connus ont d’abord enthousiasmé les anonymes avant d’accéder au rang de stars (citons luis barragán artisan de sa propre notoriété, ou même Frank lloyd wright qui vécut d’abord grâce à la commande de petites maisons individuelles). cela renvoie au dilemme séculaire du succès populaire contre le respect des pairs. à la différence près qu’il est aujourd’hui plus facile d’atteindre un public très large, et cela pour deux raisons. il est plus facile de produire des images que des espaces. et l’acclamation de la critique est plus clémente, car elle obéit au doigt et à l’œil. quel problème, me direz-vous encore, si chaque architecte peut trouver son public ? c’est fantastique ! cela « ubérise » la notion de beau, et la rend plus proche de la réalité des gens. mais ce n’est pas suffisant. le confinement nous a bien montré que les espaces architecturaux se devaient de répondre à d’autres besoins que celui, bien qu’essentiel, de beauté. sans plonger dans le populisme opposant l’élite à la plèbe, il faut faire attention à ne pas se laisser bercer par le chant des sirènes. Alors faut- il émerger aux yeux du public, ou bien aux yeux des « sachants » ? croire qu’il est possible de choisir à qui l’on plaît nécessite une grande confiance en son pouvoir de séduction. les plus ambitieux viseront les deux. mais la réalité est qu’on émerge que si quelqu’un nous voit depuis le rivage. il ne suffit donc pas de le vouloir pour le faire. on ignore qui sera au poste d’observation, au moment où on aura décidé d’émerger. l’émergence requiert une simultanéité d’action et une convergence d’intentions, dans un temps relativement court, car le phénomène est fugace par nature. cette fragilité est souvent omise au profit de la puissance des promesses qu’il porte. dans ce monde open source, où l’accès à l’information, aux carnets d’adresse et aux portfolios est si facile, se démarquer est-il un caprice narcissique ou une nécessité de survie pour les architectes ? comment alors émerger dans cet océan d’images et cette marée infinie d’informations ? Pour quelqu’un qui a toujours eu peur de la célébrité et de sa boîte de Pandore, ce nouveau contexte où l’on peut devenir célèbre sans même le savoir est déboussolant. Peut-être suis-je dépassée, ou même, osons le dire : peut-être suis-je déjà vieille ?
en cette saison où les « nouveaux vieux » comme moi apprennent à leurs enfants à nager, j’ai vu une métaphore de l’émergence. à l’âge de ma fille, il ne s’agit pas encore de nager. juste de rester à flots. juste de sortir la tête de l’eau. « Remplis tes poumons d’air, n’ouvre pas la bouche, et garde ta tête bien haute ». cela a suffi. Pour se libérer de la gravité, et pour découvrir cette sublime légèreté qu’est flotter au-dessus de la ligne d’horizon. oublier son corps et n’être plus que souffle. ma fille ne nageait pas. mais elle sortait de la masse liquide, elle apparaissait à la surface. elle portait la promesse qu’un jour elle nagerait « de ses propres ailes ». elle avait fait le plus dur, me disais-je, elle avait émergé.
« Remplis tes poumons d’air, n’ouvre pas la bouche, et garde ta tête bien haute ». se laisser porter par ce qu’il y a de plus léger dans la nature, l’air ; et se nourrir de ce qui nous touche. Approfondir son introspection, et économiser son énergie. Rester ambitieux et affirmer ses idées, sans prétention. serait-ce là le secret de l’émergence ? c’en est au moins le début. Pour le reste, il suffira de flotter, jusqu’à ce qu’un courant (de pensée ?), ou qu’une (nouvelle) vague, arrive et nous révèle au regard de celui qui scrutera l’horizon.