Page 30 - Hunzinger - Press - Un chien à ma table
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01/09/2022 10:53 Devenir animal - Le Grand Continent
en jeu, et malgré les « larmes dans les yeux » de l’explicit, qui n’abolissent
rétrospectivement rien.
Un chien à ma table est un roman puissamment écologiste, et il l’est d’une
manière proprement littéraire. Non seulement il utilise toutes les ressources
poétiques de la langue, mais en outre il se place parfois, avec discrétion et
retenue, à la frontière du mythe ou du conte, à la lisière du surnaturel, à l’orée du
trouble ontologique – une très belle page convoque ainsi le souvenir d’un vieil
Italien moustachu réapparu comme un fantôme ; une autre s’amuse à renvoyer à
la fiction, c’est-à-dire au non-être, la maison même qu’habite le vieux couple.
Mais surtout, le livre revient avec insistance sur le motif du changement d’espèce,
de telle manière que l’on ne sache jamais trop à quel point il s’agit du simple
fantasme d’une femme aux sens et à l’imagination aiguisés, et à quel point, dans
quelle mesure, de quelle manière, la métamorphose a lieu. Toujours est-il qu’au
contact de Yes, dans ses promenades, Sophie redécouvre le charme méconnu de
la reptation et de la quadrupédie, ou encore qu’elle se sent se faire, puis se
défaire, forêt : « j’ai le souvenir d’avoir clairement senti le système lymphatique
des troncs, la ponctuation des bourgeons à venir, le réseau des racines me
quitter, me laisser seule sur la rive ». Cette abolition de la distinction entre
espèces est poussée jusqu’à des conséquences éthiquement problématiques –
mais que la littérature a raison d’explorer –, jusqu’à l’indistinction (au nom de
l’« interspécificité ») entre Grieg et Yes aux yeux de Sophie, jusqu’à l’équivalence
à moitié suggérée entre zoophilie et pédophilie.
Aucune place, dans ces conditions, pour une écriture dogmatique. La précision
très vite donnée selon laquelle Sophie est « carnassière » écarte rapidement le
spectre de l’antispécisme pontifiant ; les contradictions assumées de sa posture
minent toute tentative de théorisation poussée. Ainsi, comment adorer
simultanément l’existence du renard et celle du lièvre, quand le premier emporte
le second dans sa gueule ? Comment reconnaître comme ses « sœurs », au nom
de la dignité de toute vie, les tiques qui infestent le ventre de Yes ? « Comment
faire ? Il n’y a pas de solution. Pas la peine de chercher, il n’y a pas de solution. »
Et en l’absence de solution, la littérature peut au moins inciter à un certain
amour de la « marge », à un certain émerveillement indirectement mais
profondément politique.
Je parlais plus haut de ligne de crête, de lisière, de frontière, d’orée : l’une des
réussites du livre tient à cette manière qu’il a d’explorer le thème de la bordure,
de la marge, de manière alternativement symbolique et concrète. La maison du
vieux couple est dans une prairie en bordure d’une forêt Sophie est au seuil de
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