Page 43 - Rebelle-Santé n° 215
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ÉCOLOGIE PRATIQUE
Avant de fonder notre association, nous nous sommes rencontrées lors des transhumances d’Alexandre Faucher, le berger engagé par l’ONF depuis 2015 pour pâturer et entretenir les espaces ouverts de la forêt de Fontainebleau. Audrey Garcia, notre présidente, travaillait pour l’Association des naturalistes de la vallée du Loing (ANVL). Botaniste et entomologiste passionnée, elle connaissait Cécile Hignard, notre trésorière, assistante ingénieur rattachée à l’université Paris-Diderot, dont les border collies entraînés aux troupeaux viennent parfois en renfort lors des transhumances. Ces deux scientifiques engagées sur les questions de l’environnement, expertes dans les chants des oiseaux, la vie des insectes et des autres animaux sont des mines de savoir. Quant à moi, je suis la candide de l’histoire. La fraîche rurbaine débarquée de la capitale avec un enthousiasme un peu aveugle, mais nécessaire, sans quoi personne ne ferait rien. Je partais de loin, mais avec la nature, l’émerveillement ne s’arrête jamais. C’est en achetant deux brebis pour tondre mon jardin que j’ai mis le pied dans le troupeau.
RENCONTRE AVEC LA MATIÈRE
Tout a commencé presque de manière inconsciente. En cheminant dans les zones pâturées par les brebis, nous récupérions la laine dans les épines des prunel- liers ou sur les arbres à gratter préférés du troupeau. Des échantillons de poils longs ou courts, raides ou fri- sés, de toutes les textures avec des nuances du noir au blanc, en gammes de bruns, de gris et de beiges. Cette laine légère et grasse que nous lissions dans nos doigts finissait en boule au fond de nos poches pour réappa- raître au moment où la balade conduisait autour d’un verre. À force de toucher la laine, on se fascine pour la matière, perplexe à l’idée que ces toisons brutes et irrégulières peuvent donner un pull-over. C’est cette chaîne de transformation qu’il faut d’abord mentale- ment reconstruire. La profusion des fibres animales,
végétales et synthétiques a brouillé les esprits et fait perdre de vue les conditions des productions et les propriétés de chaque matière. Là où le passant verra dans le troupeau un tas de laine, l’expert détaillera les qualités de laines destinées au feutre ou au filage, à la confection ou au rembourrage de matelas. Ainsi les laines utilisées pour le tricot sont les plus douces, comme le Mérinos, produit massivement en Chine, en Australie et en Nouvelle-Zélande. La laine mohair ou le cachemire sont des laines de chèvres.
Qu’on ne s’y trompe pas, l’industrie de la laine est en expansion. En 2018, sur les cours mondiaux, le prix d’1 kilo de laine brute de Mérinos atteignait les 11,50 € en Australie. Mais la productivité commande de grandes exploitations spécialisées et dévalorise « les laines de pays » comme celle du troupeau de notre berger Alexandre, aux qualités trop hétérogènes pour les standards industriels. Avant la création de notre association, le berger avait réussi à vendre pour près de 160 kilos de laine brute à un négociant pour seulement 50 €, soit moins de 50 centimes du kilo. En règle générale, on considère que 50 centimes est le prix minimum de la laine car il correspond à sa valeur en engrais. Cette course au rendement pose aussi de nombreuses questions sur l’exploitation et le traitement des animaux et, plus généralement, sur l’élevage industriel. L’engagement de notre associa- tion pour valoriser cette laine de proximité passe par le soutien aux éleveurs locaux dans une démarche so- lidaire et bio-responsable. Les brebis de Fontainebleau vivent en plein air, elles évoluent dans des zones de broussailles et amoncellent beaucoup de débris végé- taux. Le berger ne leur donne aucun granulé ou com- plément alimentaire, même à l’automne et en hiver, quand il doit quitter la forêt et s’arranger avec les agri- culteurs locaux pour trouver les parcelles de couvert et nourrir son troupeau. Les toisons témoignent des aléas de la météo, de l’alimentation des bêtes ainsi que des conditions d’agnelage. Nous réfléchissons d’ailleurs à la mise en place d’une charte éthique si d’aventure nous avions à travailler avec la laine d’autres éleveurs, notamment au sujet de l’impact de certains traitements vétérinaires antiparasitaires sur l’environnement. De l’importance du rapport direct pour connaître son berger.
Le troupeau a beaucoup évolué : de quelque 200 bre- bis en 2016, il en compte aujourd’hui deux fois plus. Aux Solognotes et aux Suffolks de départ sont venues s’ajouter des Limousines qui, à terme, seront domi- nantes puisque tous les béliers sont dorénavant limou- sins. Un lot de 70 brebis laitières, de race Thônes et Marthod et de race corse, complète le portrait. Suivre au fil des années l’évolution de ce troupeau donne accès au métier d’Alexandre, confronté aux problé- matiques concrètes du territoire. Avec l’association,
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