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PHILOSOPHIE
Faut-il encore présenter Tomi Ungerer ? À 86 ans, tout vêtu de noir avec sa redingote, ses baskets qui clignotent, sa canne et son chapeau, Tomi a
encore ce sourire espiègle et la malice dans le regard de l’enfant qu’il a su rester. Artiste protéiforme, des- sinateur de presse, illustrateur, écrivain, sculpteur, affichiste, il est surtout célèbre en France comme un géant de la littérature jeunesse, auteur de très nom- breux livres, comme Les trois brigands, le géant de Ze- ralda, ou encore Jean de La lune pour les plus connus.
Si aujourd’hui ses livres sont considérés comme des classiques, ils ont longtemps été interdits dans les écoles américaines, pour avoir bousculé les codes et la morale puritaine, en révolutionnant la manière de s’adresser aux enfants.
TRAITER LES ENFANTS EN ÉGAUX
C’est que Tomi déteste la condescendance avec la- quelle certains adultes prennent les enfants de haut, et toutes les niaiseries professées sous prétexte de proté- ger les plus jeunes. « J’ai fait mes livres d’enfant pour l’enfant en moi. J’ai toujours traité les enfants en égaux, on a tant à apprendre d’eux et ce n’est pas parce qu’on est plus grand qu’on est plus malin. Il faut traumatiser vos enfants, il faut leur faire peur sinon ils deviendront tous experts comptables ».
Né en 1931 à Strasbourg, Tomi a 3 ans et demi quand il perd son père, issu d’une grande lignée d’horlogers. Sa mère déménage dans la banlieue de Colmar. La guerre éclate. Il souffre de l’occupation nazie, des bombardements puis, à la libération, des brimades
des Français contre les Alsaciens. À la maison, il est le benjamin, il dessine déjà et, pour se faire entendre, il apprend à parler fort. Trilingue (français, allemand, anglais), Tomi a le cœur d’un pacifiste et d’un Européen. Il a toujours célébré le miracle de la réconciliation franco-allemande. Quand il indique qu’il faut traumatiser les enfants, il ne leur souhaite évidemment pas la guerre, mais il insiste sur la nécessité de ne rien leur cacher, de leur répondre avec franchise sur la réalité, de montrer la vie telle qu’elle est, sans nier ce qu’elle a de triste ou de terrifiant. C’est la base de l'humour noir qui a fait sa marque de fabrique, car apprendre à rire de ce qui nous dépasse reste un puissant et solide levier de construction.
NE PAS CACHER LA RÉALITÉ
Il est ainsi un des premiers à évoquer la Shoah dans ses livres pour enfants. Dans Otto, à travers l’autobio- graphie d’un ours en peluche, il décrit l’amitié entre un petit garçon allemand et un petit garçon juif, pris dans la guerre.
Tomi donne aux enfants les moyens de surmonter les traumatismes, en montrant comment on peut sublimer les difficultés et les discriminations, en livrant les clés de la complexité d’un monde ni noir ni blanc, cruel et enchanté. Il glisse d'ailleurs toujours dans l’image des détails grinçants ou surréalistes qui n’échappent pas à l’observation enfantine. « J’ai hérité de ma mère de ne pas avoir froid aux yeux, sauf en hiver. Les personnages dans mes livres n’ont jamais peur, même s’ils peuvent avoir de l’anxiété ou des soucis, devant la réalité, ils n’ont pas peur. »
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Gaëtan Bally (Keystone) / © Diogenes Verlag AG, Zurich