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CULTURE ET TRADITIONS
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au début de l’été, la taran- tolata (homme ou femme mordu par la taranta) souffre de douleurs. La famille en appelle aux musiciens pour ex- pulser le venin de la tarentule par la sueur dans une danse qu’on assimile à juste titre à une transe et qui peut durer de trois jours jusqu’à trois semaines. De là naît l’énigme, car même s’il existe bien deux araignées venimeuses dans la région, la Lycosa tarantula, la moins dangereuse et la plus grosse qui a donné son nom au rituel, et le Latrodectus tredecimguttatus, plus petit, dont les symptômes correspondent mieux aux dou- leurs décrites, il est évident que la morsure est avant tout sym- bolique. L’araignée se substitue d’ailleurs parfois dans les chants au scorpion, et semble aussi se superposer au symbole du ser- pent,abandonnépoursesconno- tations trop négatives associées au christianisme. Dans cette transe magico-rituelle, « la taranta exige les sons » et la tarantolata se libère au cours d’un cycle de danses dra- matiques et frénétiques, sur des pas de pizzica (la danse, issue du terme « piqué »), qui miment en quelque sorte les mouvements de l’araignée.
Un rituel lié à la terre
Mentionnée au XIVe siècle et théorisée pour la première fois au XVIIe siècle, la tarentelle prend ses racines dans le culte grec de Dio- nysos, dieu de la vigne et de la démesure, lié à la fécondité, à la terre et à la mort, enraciné dans les campagnes du sud de l’Italie colo- nisée par la Grande Grèce avant l’époque romaine.
Longtemps le mépris ou la condescendance vis-à-vis des populations rurales a déterminé le regard porté sur ce rite, dénoncé et combattu par le clergé, les élites intellectuelles urbaines et les autorités politiques, puis diagnostiqué et assimilé à des formes d’« hystéries » par la médecine et la psychiatrie moderne à partir du XIXe siècle.
Or, le tarentisme met en jeu des forces et une vision du monde à l’opposé des conceptions rationalistes imposées d’abord par l’impérialisme romain sur les populations indigènes, puis par le christianisme et enfin par le scientisme moderne. Comme le rappelle Alèssi dell’Umbria, il s’agit à chaque fois d’expliquer un phénomène à partir d’un autre paradigme, car la théâtralisation du chaos rentre en conflit avec l’ordonnancement du réel, tel qu’il est perçu au niveau politique, religieux et scientifique par ceux qui le décrivent.
En réalité, le rituel appartient à une autre forme d’expression du monde qui, à travers la possession, met en jeu des énergies, des puissances magiques et invisibles qui abolissent dans le mouvement le continuum du temps et de l’espace, liant le sexe à la mort, l’éros et thanatos, dans une fusion dualiste de forces ambivalentes, tel le venin, « pharmakon » en grec, à la fois poison et remède.
« La taranta pique les hommes sur les couilles, elle pique les femmes entre les jambes ».
Une frénésie collective
«La tarantolata ne danse pas seule ».
De Tarente (Taranto) dont il tire son nom, le rituel est attesté dans toutes les provinces de l’ancien royaume de Naples où il donne lieu à de grandes fêtes populaires, ambulantes ou stationnaires où tout le monde participe, possédés ou pas,
et accompagne la libération de la ou des tarantolatas dans un cadre collectif déterminé par la musique, qui permet le dérèglement de tous et de tous les sens. Le tamburello donne le rythme et sonne comme un bourdonnement quand le chant s’accorde à la tonalité modale, presqu’invariable qui attribue sa couleur à la taranta.
D’autres instruments s’insinuent au gré des influences et des époques (l’aula, une sorte de flûte, la zam- pogna, une cornemuse, puis l’or- ganetto, un accordéon, la guitare, le violon ou la mandoline...). Le cadre rituel structure le langage de la possession et permet à tous de reconnaître l’esprit de la taranta, d’interagir et de communiquer avec elle. C’est toute la différence entre le rituel qui fait fusionner collectivement les âmes à la terre et l’extase mystique et individuelle chrétienne qui élève les yeux vers le ciel.
L’assimilation chrétienne
L’expression dramatique et théâ- trale de la dévotion dans les cam- pagnes du Meridione conduit peu à peu l’Église post-tridentine à inté- grer la dévotion aux saints, cana- lisant l’issue de la danse rituelle vers un saint protecteur, comme San Paulo, régularisant la pratique magico-rituelle au sein du catho- licisme sans parvenir à la trans- former vraiment. L’analyse rejoint ainsi la célébration carnavalesque et la tradition du travestissement qui superposent à la dévotion chré- tienne des rites païens.
À partir de l’unification de l’Italie, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le clergé combat plus fermement ce qu’il considère comme des démonstrations exubérantes et irrationnelles, prétextes à des débordements obscènes et orgiaques, mettant au ban de l’église un certain nombre de dévotions.
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