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CULTURE ET TRADITIONS
Notte de la taranta
Dédramatisation et codification, du folklore à la scène
Parallèlement, à partir du XVIIIe siècle et de l’époque bourbo- nienne, le rituel délaissé par les élites est réduit à la musique et à la danse qu’on pratique en salon. À partir du rythme, des mélodies et des gestes, une structure har- monique est extraite, codifiée et complexe, mais directement assi- milable et transposable dans l’har- monie tonale verticale de la mu- sique savante que les tarentelles inspirent. Elles se déclinent alors à tous les instruments et s’adaptent aux orchestres symphoniques, de l’opéra à la fanfare, de même qu’on imprime des éventails à la mode, avec des danseurs, vendus dans toute l’Europe.
La boucle répétitive et sonore du rituel est rompue, la tarentelle linéarisée, comme le progrès, de- vient une « musique en devenir ».
Comme le souligne Alèssi dell’Umbria, le processus est le même lorsque, dans les années 1990, un « revival » conduit la création de festivals de musique traditionnelle, comme la Notte della Taranta qui starifie les musiciens sur la scène en proposant une programmation fondée sur un échantillonnage varié de tarentelles pittoresques, sacrifiant la tradition aux appétits
consuméristes d’un public de masse si vite lassé et si peu enclin à se laisser envoûter par un même son des heures durant.
résistance et aliénation
À partir du XIXe siècle, très len- tement le rituel décline, l’idéal des élites s’insinue dans les cam- pagnes, aidé par l’alphabétisation, relayé par les figures de l’institu- teur et du médecin pour qui le tarentisme devient une pathologie psychiatrique, une maladie men- tale qu’on traite parfois à coup d’électrochocs.
Le miracle économique italien, au lendemain de la guerre, achève par l’industrialisation une pratique déconsidérée partout. Alors que le sud de l’Italie souffre de la misère et se fait gangréner par la mafia, il fournit les plus gros contingents à la guerre de 14-18 et se vide à cause d’une émigration massive.
Dans Tarentella !, l’intelligence du parcours proposé par le philo- sophe ne s’arrête pas à la taren- telle. À travers cette culture, il vagabonde de chants en chants, montrant l’interpénétration des complaintes du prisonnier au tra- vailleur agricole, de la serenata au lamento funèbre jusqu’à la danza- scherma, une danse des couteaux, marginalisée et pourtant encore vivante. Car tous ces chants trans-
mettent une tradition musicale et chorégraphique, qui ressuscite malgré tout, dans la nébuleuse des groupes contemporains, ins- pirés par les groupes militants et révolutionnaires des années de plomb, comme le célèbre Gruppo Operaio 'E Zezi qui luttait dans les manifestations pour reconstruire la solidarité paysanne perdue à l’usine, autour de la musique.
Vers une résurrection ?
De la possession à la déposses- sion, la récupération culturelle de la tarentelle par l’industrie du divertissement dépossède pour de bon un rituel mis à mort depuis une cinquantaine d’années, dans un sud de l’Italie en ruines. En symbole, la situation de Tarente aujourd’hui, dans les Pouilles, est à pleurer.
Dans cette ville la plus polluée d’Europe s’est installé le complexe sidérurgique ILVA et la raffinerie de la société Shell. Chacun des 200 000 habitants respire chaque année 2,7 tonnes de monoxyde de carbone et 57,7 tonnes de dioxyde de carbone. Une procédure a visé la fermeture de l’usine, mais les 30 % de chômage de la ville ont eu raison politiquement pour le moment de la décision judiciaire au détriment de la santé des habi- tants. La présence de dioxine est particulièrement problématique
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