Page 58 - LUX in NOCTE n°1
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L’Amour de Soi











                                                                     H   auteur panné   le    30   février   1666,

                                                                      mort de parents inconnus


                   Un  jour  d’automne,  dans  un  espace  intermittent  couvert  par  la  pluie  et  la
            grisaille j’ai vu ces corbeaux faits en glaise noire. Leurs vocalises se cassaient sur
            les vitres sales de la prison voisine ou bien restaient accrochées comme des draps de

            deuil sur les barreaux d’une voiture abandonnée dans la nuit du mariage.
                   Dans la gare sans trains, les voies ferrées se tordaient sournoisement en créant

            des nœuds ferroviaires qui s'évaporaient aussitôt d’un air triste et abattu. La salle
            d’attente grouilla de loups dans l'attente de la brebis égarée.
                   Un  képi  pourvu  de  tête  et  prolongé  par  un  squelette  en  pièces  détachées
            essayait d’attraper son ombre qu'il aimait tant et qui se refusait à lui. Il voulait la

    57      connaître mieux mais n'avait jamais réussi à la voir que de dos. Il détestait midi,
            surtout  quand  il  faisait  beau,  car  son  amante  indomptable  rétrécissait
            mystérieusement  pour  grandir  ensuite  sans  lui  donner  la  moindre  explication.

            D'ailleurs ils se parlaient très peu, ils échangeaient plutôt des regards.
                   Pour la punir, parfois il se cachait derrière un poteau mais elle le retrouvait
            toujours pour peu que l'endroit fût éclairé. Aussi, il détestait le crépuscule car elle se

            plaisait  dans  des  attouchements  imprévisibles  et  allait  passer  la  nuit  avec  des
            paysages inconnus. Peu importe la destination, dans la soirée elle le trompait sans
            retenue avec le premier paysage venu.

                   Au début il courait à partir du coucher du soleil pour empêcher toute relation
            stable,  tout  amour  osmotique  entre  son  ombre  et  l’environnement.  Pour  la
            décourager il l'a emmenée dans des endroits épouvantables. Dans des cimetières,
            mais elle adorait s’accrocher aux croix, dans des décharges remplies de détritus, mais

            elle s’aplatissait sans gêne sur les ordures. Désespéré, il avait décidé de ne plus la
            voir et en la photographiant, l'enferma dans la chambre obscure d'un appareil photo
            sans issue.

                   Rien à faire, car au premier lever de soleil, et même à la pâle lumière d'un
            réverbère elle arrivait on ne sait pas d’où dans une parfaite discrétion. Las de cet
            amour à alternance obsessionnelle, épuisé par une jalousie compulsive il décida de

            la supprimer définitivement. Ainsi, un soir d'orage, il courut vers la mer et se roula
            dans le sable fin oublié par le vent et baptisé par la marée.
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