Page 9 - Lux in Nocte 2
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Marcel Otte
tuelle évolution n’apparait pas, au moins dans les stades avec une telle emphase, a été attribué à un homme de
ultimes de la mise en forme des pointes et sauf à la base pouvoir, tel un chamane au rôle si fondamental dans ces
de la séquence, très nettement marquée par des tendances sociétés en harmonie avec la nature (Eliade, 1951).
« moustériennes » (Fig.5). Nous avons néanmoins suivi
Dans un axe perpendiculaire à celui-là, deux autres
et respecté la superposition stratigraphique, afin de pré-
sépultures furent installées, strictement organisées, tête
senter les planches et les outillages selon leur ordre réel-
contre tête (Fig.13). Il s’agit de jeunes adolescents, une
lement observé sur le terrain, et répartis ici en « phases ».
fille et un garçon, dont tout indique qu’ils furent les en-
Dans les domaines distincts des pointes triangulaires bi-
fants de l’adulte tout proche (présent colloque). Leur mo-
faciales si caractéristiques, il pourrait apparaitre des ten-
bilier funéraire est surabondant et amplement coloré en
dances évolutives, par exemple en ce qui concerne les
rouge (Fig.15). En particulier, de longues sagaies furent
supports d’autres outils : la « laminarité » s’impose de
réalisées à partir de défense de mammouths dépliées dans
toute évidence dans le prolongement des éclats allongés
un trempage à l’eau (Fig.12; Klopachev et Girya, 2010).
et fins, utilisés antérieurement dans les sites de Crimée :
Buran Kaya et Akkaiia par exemple (Marks, Monigal, Là aussi, furent découverts une silhouette de cheval dé-
2004; Kolossov, 1986; Fig.9). Incidemment, si cette filia- coupée et ponctuée, selon les mêmes codes que ceux por-
tion culturelle semble avérée, elle impliquerait un phéno- tés par le bâton perforé, tel un symbole, un signe ou un
mène transitionnel rapide sur le plan anatomique assortiment rituel (Fig.16, 17; Bosinski, 2013, 2015). La
également, car les sépultures de Zaskalnaya (Crimée) ap- rouelle à huit branches, découpée dans une plaquette os-
partiennent clairement à un stade anatomique « paléan- seuse, établit précisément la relation avec les huit direc-
thropien », sinon néandertalien ! tions cosmiques, comme dans toutes les pensées
religieuses orientales ou méditerranéennes (Fig.18). Le
Cette notion transitionnelle s’impose tout de même
poinçon, les étuis, les coiffes, les couleurs manifestent
avec force lorsque on compare certaines niveaux de Be-
tous l’intention cérémonielle, ostentatoire, tel un costume
ryuchya Balka (site 2/CA) à ceux de l’Akkaien de Crimée,
rituel confectionné et élaboré, précisément dans le but de
clairement d’époque et de style moustériens (Fig.10). La
la perpétuité, via la sépulture (Fig.19, 21). Comme si ce
plus élémentaire observation stratigraphique démontre
moment éphémère devait lutter pour sa prolongation
déjà l’antériorité du Sungirien sur les autres cultures du
éternelle au même titre que les arts mythographiques des
paléolithique supérieur : à Kostienki I, il se place à la base
cavernes, eux aussi en défi contre le temps.
des niveaux aurignaciens et gravettiens locaux et n’en pré-
sente aucune trace de contact, ni sédimentaire, ni culturel, Dans son élégance et sa sacralité, cette civilisa-
comme M. Anikovich (2005) l’avait déjà clairement dé- tion sungirienne a régné durant des millénaires dans les
montré (Fig.8). Aucune acculturation ne semble non plus plaines ukraino-russes. Ses techniques, ses armes et ses 8
affecter ces trois traditions clairement distinctes dans arts sont perceptibles au premier coup d’œil. Aucun ap-
toutes leurs composantes (Hoffecker et al. 2016 ; Lev- port extérieur à l’Europe n’y est perceptible. Symétrique-
kovskaya et al. 2015 ; Marom et al. 2012). En assemblant ment, elle a pu diffuser des pratiques funéraires et
les dates C14 disponibles (ici calibrées !), il est clair que décoratives, par exemple aux gravettiens. Son anatomie
le groupe de Sungir, le plus connu, est aussi le plus récent est nettement moderne, et apparemment la plus ancienne
(Fig.11) : entre 35 et 30 mille ans. Inversement, les stades et la plus nette qui soit en Europe, et pourtant si large-
anciens et moyens (de 45 à 35 ky) appartiennent aux sites ment oubliée. Curieusement, ses antécédents plongent
plus méridionaux : Buran Kaya et Beryuchya Balka. dans le Moustérien et le Néandertalien de Crimée, toute-
Les sépultures offrent une majestueuse gamme d’in- fois sans claire garantie. Le plus ancien paléolithique su-
formations rituelles et esthétiques. Au moins au nombre périeur d’Europe est là, avec son anatomie et son
de trois bien conservées et rigoureusement organisées, comportement clairement « modernes», si puissamment
elles furent manifestement associées dans un dispositif exprimés qu’ils ne laissent subsister aucun doute.
funéraire conçu intégralement. Un homme adulte d’une Concentré aux portes asiatiques, le Sungirien, une fois de
quarantaine d’années, décoré de milliers de perles en plus, démontre l’importance de cet immense réservoir dé-
ivoire, est inhumé tout en longueur, pétris d’ocre rouge. mographique et culturel constitué par les steppes orien-
Sa mort fut criminelle : un reste de pointe est fiché dans tales, aux sources de toutes les populations européennes
une vertèbre lombaire (Trinkaus et al. 2012). Sa décora- successives. Outre les évidences habituelles (anatomiques
tion, véritablement extraordinaire (Fig.14), a permis de et comportementales), les données paléo-génétiques en
reconstituer son costume avec une assez grande précision apportent aujourd’hui une preuve supplémentaire (Chaix
(Scheer, 1984; Fig.19). Et son statut, si rarement exprimé et al. 2008 ; Fig. 20).