Page 11 - IHEDATE - L'annuel 2017
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Pourquoi
Les territoires et le monde
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les géants n’existent
que dans les contes
LONGTEMPS APPRÉHENDÉ COMME UN COSMOS DANS LEQUEL L’ÊTRE HUMAIN DEVAIT S’INSÉRER, LE MONDE EST PERÇU DEPUIS L’ÉPOQUE MODERNE COMME UNE MATIÈRE PREMIÈRE QUE L’HOMME PEUT MODELER À SA GUISE ET À L’INFINI. TRAVAILLANT SUR LES NOTIONS D’ÉCHELLE ET DE PROPORTIONNALITÉ, OLIVIER REY S’INTERROGE ET NOUS INTERROGE
SUR DES QUESTIONS CENTRALES QUI APPARAISSENT POURTANT TROP SOUVENT COMME
DES IMPENSÉS DE L’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE.
Olivier Rey
Chercheur au CNRS, mathématicien et philosophe, membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST). Il a enseigné les mathématiques à l’École polytechnique et enseigne aujourd’hui la philosophie à l’université Paris 1 Panthéon -Sorbonne. Il est l’auteur de plusieurs romans et essais.
Je vais commencer par un constat : celui de la cécité de la ré exion philosophique contemporaine aux questions d’échelle. À quoi cela tient-il ? Entre autres, au changement qui s’est opéré dans les modes de pensée à l’époque moderne. Nous sommes passés d’un monde reçu comme cosmos à un monde moralement neutre, composé de matière distribuée dans un espace indifférencié. Je rappelle que chez les Grecs, le mot « cosmos » signifiait « ensemble bien ordonné », disposé comme il convient, harmonieux. C’est ainsi que dans l’Iliade, l’armée des Grecs, quand elle est rangée en ordre de bataille, est dite «cosmique». Les philosophes grecs, lorsqu’ils se sont mis en quête d’un mot propre à désigner l’ensemble de ce qui est, ont opté pour le terme «cosmos», parce qu’ils pensaient ce tout comme un ensemble fini, clos, hiérarchiquement et harmonieusement ordonné.
Il n’en va plus ainsi à l’époque moderne. Avec l’avènement de la science moderne, au XVIIe siècle, l’ancien monde clos, différencié et hiérarchisé a laissé place à l’espace in ni et sans lieux privilégiés de la géométrie euclidienne. À l’intérieur d’un tel espace, il n’y a plus de références absolues pour le grand et le petit, qui deviennent des grandeurs purement relatives : en ce sens, le monde est « démesuré ». Il est également « démoralisé », au sens où l’ordonnancement du monde n’est plus, comme dans un cosmos, considéré comme bon, mais comme un simple état de fait, dépourvu de toute valeur morale.


































































































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