Page 40 - Atelier d'Ecriture en 20 Lecons, Creation Carole Gauthier2_Neat
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Semaine 12 - 3
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L’angoisse d’une page blanche (personnification)
C'est une page blanche. Elle est très angoissée. Pourquoi ?
Parce que devant elle, depuis des heures, des jours, des semaines même, il y a quelqu'un qui se
prend pour un écrivain et qui la menace avec un stylo tout neuf. La page blanche attend,
pétrifiée, le moment où le stylo va s'abattre sur elle et l'ensevelir sous les mots. C'est peu dire
qu'elle est angoissée : elle est terrifiée, et plus l'attente se prolonge, plus grande est sa terreur. De
quelles âneries le type qui se prend pour un écrivain va-t-il souiller sa virginité ? Quelles
platitudes va-t-il étaler sur son beau papier lisse et satiné, dont la beauté se suffit à elle-même ?
Elle frémit à l'idée des clichés et des idées reçues qui vont peut-être bientôt transformer sa
blancheur en un magma informe et sans intérêt. Elle tremble en pensant à la logorrhée qui
pourrait la métamorphoser en un brouillon infâme. Elle se lamente en évoquant la belle rigidité
craquante de son vélin, qui s'affaissera en un chiffon aussi mou que les phrases déversées
prochainement par Celui-qui-se-prend-pour-un-écrivain. Il ne manquera à ce désastre que la
griffure des fautes d'orthographe, des conjugaisons hasardeuses et des accents circonflexes
prétentieux et surnuméraires, ceux-là même qui transforment le verbe être à la troisième
personne du passé simple en tonneaux des vanités, et la moindre saleté en travaux d'Hercule.
Peut-être même Celui-qui-se-prend-pour-un-écrivain fera-t-il partie des adeptes de l'absence de
ponctuation. Cela, elle ne le supporterait décidément pas. Elle songe à la douceur d'une virgule
bien placée, à la fermeté d'un point final, aux délices cachés d'un point d'exclamation isolé, qui
vous surprend autant qu'il vous enchante. Elle sourit en pensant aux points de suspension si bien
nommés... puis se crispe en réalisant que Celui-qui-se-prend-pour-un-écrivain dispose de cette
arme redoutable qu'est le point-virgule, et qu'il pourrait l'utiliser sans le moindre discernement,
anéantissant tout sur son passage.
Aujourd'hui, la page blanche dispose d'un moment de répit. Celui-qui-se-prend-pour-un-écrivain
est occupé ailleurs. Ce nouveau sursis, avec une certaine cruauté, lui laisse tout loisir d'anticiper,
dans une angoisse de plus en plus paralysante, les affres de l'outrage qui la menace.
Elle rumine ainsi son amertume et sa détresse, lorsqu’une porte s'entrouvre doucement, dans un
grincement léger. Des pas menus se font entendre, se dirigeant en trottinant vers le bureau où elle
gît. Un temps d'arrêt, puis le bruit du pot à crayon fouillé par une petite main. Et soudain, c'est la
caresse, sur sa peau immaculée, d'un crayon de couleur à la mine tendre et soyeuse. La page
blanche retient son souffle, attentive au déploiement du trait maladroit mais décidé. De courbes
délicates en tracés plus appuyés, le dessin envahit innocemment l'espace vierge. Enfin, l'enfant
trace les lettres de son prénom, d'une écriture hésitante. Il contemple son œuvre, puis disparaît
comme il était venu.
La page n'est plus blanche. Mais elle est inondée de bonheur.
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1 http://short-edition.com/fr/categorie/tres-tres-court/personnification?page=2 / Qualsevol Nit
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