Page 36 - Les Misérables - Tome I - Fantine
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« Je suis toujours bien heureuse. Mon frère est si bon. Il donne tout ce
                  qu’il a aux indigents et aux malades. Nous sommes très gênés. Le pays est
                  dur l’hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous
                  sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce sont de grandes
                  douceurs.
                     « Mon frère a ses habitudes à lui. Quand il cause, il dit qu’un évêque doit
                  être ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n’est jamais fermée. Entre
                  qui veut, et l’on est tout de suite chez mon frère. Il ne craint rien, même la
                  nuit. C’est sa bravoure à lui, comme il dit.
                     « Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne.
                  Il s’expose à tous les dangers, et il ne veut même pas que nous ayons l’air
                  de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.
                     « Il sort par la pluie, il marche dans l’eau, il voyage en hiver. Il n’a pas
                  peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.
                     « L’an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n’a pas
                  voulu nous emmener. Il est resté quinze jours absent. À son retour, il n’avait
                  rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit : Voilà comme on
                  m’a volé ! Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathédrale
                  d’Embrun, que les voleurs lui avaient donnés.
                     « Cette fois-là, en revenant, je n’ai pu m’empêcher de le gronder un peu,
                  en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin
                  que personne ne pût entendre.
                     « Dans les premiers temps, je me disais : il n’y a pas de dangers qui
                  l’arrêtent, il est terrible. À présent j’ai fini par m’y accoutumer. Je fais signe
                  à madame Magloire pour qu’elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il
                  veut. Moi j’emmène madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie
                  pour lui, et je m’endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que s’il lui
                  arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m’en irais au bon Dieu avec mon frère
                  et mon évêque. Madame Magloire a eu plus de peine que moi à s’habituer
                  à ce qu’elle appelait ses imprudences. Mais à présent le pli est pris. Nous
                  prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons.
                  Le diable entrerait dans la maison qu’on le laisserait faire. Après tout, que
                  craignons-nous dans cette maison ? Il y a toujours quelqu’un avec nous qui
                  est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l’habite.
                     « Voilà qui me suffit. Mon frère n’a plus même besoin de me dire un mot
                  maintenant. Je le comprends sans qu’il parle, et nous nous abandonnons à
                  la providence.
                     « Voilà comme il faut être avec un homme qui a du grand dans l’esprit.
                     « J’ai questionné mon frère pour le renseignement que vous me demandez
                  sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des
                  souvenirs,  car  il  est  toujours  très  bon  royaliste.  C’est  de  vrai  une  très





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