Page 14 - E-Book L'Ouï-Lire
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Le droit de ne pas aimer les livres
Thomas se tenait droit et raide sur le trottoir de la rue de la République, face au n° 7, tétanisé. On pouvait lire sur la devanture qu'il fixait, immobile, les mots : « Librairie des Quatre soleils ». Thomas était ennuyé. Du haut de ses dix ans, c'était la première fois qu'il s’apprêtait à mettre les pieds dans ce genre d'endroit contenant des livres à perte de vue. Il avait déjà eu des antécédents traumatisants. Il était allé, petit, dans, comment s'appelait-ce déjà ? Une bibliothèque, lui semblait-il bien. Il se souvenait vaguement, quand il était en CP, la maîtresse les avait traînés dans cet endroit tapissé de livres. Partout. Vraiment partout.
Ce n'étaient pas à proprement parler des souvenirs heureux pour lui. Il se sentait oppressé dans ces lieux qui exhalaient un je-ne-sais-quoi de majestueux, de sévère presque, et l’intimidaient. C'était comme s'il parvenait à percevoir physiquement le poids de l'Histoire, la consistance épaisse des pensées des grands hommes couchées là, sur le papier, qui l'enveloppaient et le poursuivaient de leurs regards insistants.
Il n'avait jamais aimé lire, et sa sensibilité exceptionnelle lui avait permis de pressentir, tout petit déjà, l'écart qui est communément admis par la conscience collective entre ceux qui lisent et ceux qui ne lisent pas. Il pouvait humer le mépris à peine dissimulé, la condescendance un peu dédaigneuse de ceux pour qui la lecture est la seule planche de salut ici-bas, la seule porte de secours débouchant sur le vaste monde où l'homme aurait un tant soit peu compris quelque chose à la vie.
Thomas avait toujours profondément souffert des attitudes offensées de ses maîtresses devant son refus obstiné de se prêter à l'exercice obligatoire scolaire de la lecture. Robinson Crusoé l'emplissait de pitié, il trouvait les animaux de La Fontaine résolument stupides, encore plus presque que les personnages de Molière, et le Petit Prince prétentieux et ennuyeux au possible. Et, franchement, se disait-il, pourquoi perdre du temps à lire Harry Potter, alors que d'excellentes interprétations cinématographiques permettaient l'économie à la fois du temps de lecture et de l'effort d'imagination de ce monde merveilleux ?
Thomas était un petit garçon résolument vivant. Il aimait tout de la vie : l'odeur caramélisée salée du poulet grillé, la couleur des marguerites se détachant sur le gazon vert, la brise faisant s'envoler ses cheveux quand il allait le plus haut possible au sommet de la balançoire, l'épais chocolat chaud du petit déjeuner, dans lequel trempaient ses cils, l'écume salée des vagues de l'océan et les blagues débiles de ses amis de CM2. Il aimait se réchauffer auprès du poêle du salon, aider sa mère à faire des crêpes, construire une cabane avec trois bouts de rien du tout. Il aimait dormir le nez enfoui dans une couette sentant la lavande, compter les étoiles au mois d'août, jouer au foot, ça oui, jouer au foot. Dribbler entre les protège-tibias, se faire piquer le ballon, râler, aller le reprendre, tirer et marquer un but. Ou en encaisser un, et partager le coca de l'amitié à la fin, quel que soit le score. Il aimait se marrer, à s'en faire des courbatures aux zygomatiques. Il aimait pisser plus loin que ses copains, sans faire tomber de goutte sur ses chaussures. Prendre un diabolo-menthe en terrasse avec ses parents les jours de marché, avec des crevettes grises et des olives à l'ail. Il croquait somme toute la vie à pleines dents, comme disent les édentés de l'Académie. Mais, par contre, aussi formidable soit-il, il exécrait la lecture.