Page 15 - E-Book L'Ouï-Lire
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La seule vue d'une couverture de roman lui faisait un truc bizarre dans le ventre, comme après avoir mangé trop de chocolat à Pâques : les joues écarlates, de la fièvre et une grande envie de vomir.
C'est pourquoi, en cette journée radieuse de fin avril, Thomas se tenait pétrifié sur le trottoir de la rue de la République et fixait anxieusement la devanture de la Librairie des Quatre Soleils, tous ses muscles crispés, dans l'attitude nerveuse des héros de duels au Far West, avant qu'ils ne dégainent, le soleil brûlant la prunelle de leurs yeux.
S'il se trouvait ainsi en si fâcheuse posture, c'est que, courageux chevalier comme le vaillant Lancelot, il s'apprêtait à subir une épreuve par amour.
Demain, ce serait l'anniversaire de Jeanne. Sa Jeanne aux longues tresses brunes, aux yeux bleus pétillants comme une piscine à bulles au début de l’été. Jeanne qui était assise en face de lui dans la classe de Madame Giraumon, et dans la nuque de laquelle ses yeux venaient se noyer plus souvent que dans les lignes ternes et désespérément vides de son cahier.
La longue et fine Jeanne, bien que sentant non sans quelque trouble également le regard de Thomas lui pénétrer le dos en permanence, était une élève modèle qui ne jurait que par le Savoir et les Livres. Marignan 1515, la table de multiplication, les accords du participe passé avec avoir, surtout ceux du troisième groupe, l'âge du capitaine et les poésies de Prévert n'avaient pas de secret pour elle. Mais par-dessus tout, elle adorait lire des romans. Se plonger dans des univers inédits, insoupçonnés, enchanteurs parfois, partir à la rencontre de personnages qu'elle n'aurait pas pu connaître sans cela, suivre leurs aventures, profiter elle aussi des enseignements qui leur étaient prodigués au fil de leurs quêtes, rire avec eux, souffrir et pleurer avec eux ; élucider des mystères ; rencontrer la Beauté et s'en émerveiller ; se révolter, ressentir des injustices et prier pour que les connards suspendent leurs gestes, espérer l'humanité qui triomphe sur la bêtise et les instincts grégaires ou égoïstes, sentir l'angoisse profonde de la détresse et le soulagement immense des fins heureuses ; aller au- devant d'autres cultures, voyager, en profiter pour découvrir autrui et se remettre soi-même en question.
Et surtout, être bercée par les mots des auteurs. Enrichir son lexique mis à mal par l'esprit synthétique et paresseux du siècle. Faire en sorte que les mots existants et précis survivent au moins dans sa conscience à elle. Habituer son esprit, ses automatismes à leur orthographe. S'habituer aussi à l'orthographe tout court, en déclenchant la mémoire photographique qui permet de savoir sans réfléchir comment s'accordent les mots, les verbes et comment écrire les homophones. Et se reposer. Lire pour se poser, ne plus rien faire que cela, décompresser, se couper du monde, voyager à l'intérieur de soi en bonne compagnie, sans efforts. Tranquillement.
Et Thomas était, du haut de ses dix ans, éperdument amoureux d'elle. Et pour son anniversaire, Jeanne voulait qu'il lui offre un livre.
Et c'est pour cela qu'en ce samedi printanier, il se préparait à entrer dans cet endroit qui le terrifiait : une librairie.



























































































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