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Légende de marin
Q uand il n'y a pas de poisson dans la mer, on — C'est la faute de ce monstre ! cria l'un, et il
n'en attrape pas. Quand on n'en attrape
rejeta à la mer l'énorme poisson qui disparut
pas, les pêcheurs ont faim. Un pêcheur che- sans attendre dans les profondeurs
vronné préfère prendre la mer quand le poisson Alors le vent se leva, gonfla la voile, et le ba-
abonde, mais cela n'arrive pas souvent. S'il a teau put enfin avancer. Mais l'orage grondait,
faim, il n'a plus qu'à s'asseoir dans sa barque et des éclairs rayaient le ciel, la mer s'assombrit,
attendre. Parfois sa patience est vaine et il n'at- les vagues grossirent et ils furent pris dans une
trape aucun poisson. Triste affaire.. Un jour, les tempête affreuse. Il est difficile de dire combien
pêcheurs et leurs familles se réunirent pour déci- de temps dura la colère des éléments, avant
der que faire. Aren l'Ancien dit: que le bateau n'accoste sur une île inconnue.
— Je peux peut-être vous aider, mais il vous Les pêcheurs se hâtèrent de mettre l'ancre et,
faudra faire tout ce que je dis. Puis il détacha le heureux de sentir la terre ferme sous leurs
foulard noué à son cou. On y voyait trois nœuds. pieds, sautèrent sur la grève. Devant eux se
— Vous déferez le premier en hissant la voile. tenait un vieil homme à la chevelure d'argent.
Vous dénouerez le deuxième en lançant le filet, Il demanda des nouvelles d'Aren l'Ancien,
mais vous ne toucherez en aucun cas au troisiè- puis les pêcheurs lui contèrent qu'ils étaient
me. Tâchez de vous satisfaire de ce que vous partis en mer, que la tempête les avait pris et
prendrez et revenez vite à terre. que leurs familles les attendaient au pays. Ils
Les pêcheurs partirent. Quand ils dénouèrent le n'osèrent pas avouer qu'ils n'avaient pas suivi
premier nœud, le vent gonfla les voiles et les les conseils d'Aren...
mena en haute mer. Ils défirent le deuxième — Je connais bien Aren, c'était un excellent
nœud et lancèrent le filet qui se remplit de pois- marin et un pêcheur encore meilleur. Il préfé-
sons argentés. Les pêcheurs, ravis, s'apprêtaient rait la mer à la terre ferme, dit le vieillard. Sans
à repartir vers le rivage, quand Eugen, celui doute savez-vous qu'il vous a envoyés pêcher
d'entre eux qui avait toujours faim, dit: dans les eaux de la reine des Mers ?
— Et si nous jetions le filet une fois encore ? — Mais comment rentrer chez nous ? s'affolè-
Plus nous attraperons de poisson, moins nous rent les pêcheurs. Le vieux rit et agita la main,
aurons faim... La tentation est un ennemi comme s'il savait ce qu'ils lui cachaient.
perfide. Les pêcheurs relancèrent le filet, — Prêtez-moi le foulard d'Aren l'Ancien, je
mais cette fois il demeura vide. Eugen réfléchit peux peut-être vous aider. Les pêcheurs lui
un instant et déclara : confièrent le foulard. Il comprit immédiatement
— À mon avis, c'est le nœud qui a attiré les qu'ils n'avaient pas tenu leur promesse et que
poissons. Et si nous défaisions le troisième ? la mer les avait punis. Les pêcheurs, pris de
Aussitôt dit, aussitôt fait. À cet instant un pois- honte, baissèrent la tête et se turent. Qu'auraient-
son se prit dans le filet. Un seul poisson, très ils pu dire?
étrange. Un poisson sans queue, mais si gros — Il me semble que vous avez été assez punis,
que les pêcheurs eurent du mal à le remonter. s'amusa le vieil homme aux cheveux d'argent,
Le capitaine fit lever l'ancre, mais le bateau et il refit un nœud au foulard. À cet instant le
resta immobile, sans bouger d'un pouce. Le vent tomba, la mer se calma, les éclairs et le
vent était tombé et les voiles pendaient comme tonnerre se turent et les pêcheurs levèrent l'an-
des draps qui sèchent. Les pêcheurs se mirent à cre pour reprendre leur traversée. À leur retour,
ramer, mais quoi qu'ils fassent le bateau ne Eugen alla rendre son foulard à Aren. Tile re-
remua pas, comme s'il était ensorcelé. La nuit mercia aimablement pour la pêche et son bon
tombait et l'abattement gagnait les pêcheurs. Et conseil, mais n'osa pas une fois le regarder
s'ils restaient sur la mer pour toujours ? Qui dans les yeux.
prendrait soin de leurs femmes et de leurs
enfants ? Tous les regards se tournèrent vers Conte estonien
Eugen :
La Gazette des Pontons N° 95 page 10