Page 38 - Magazine tarot Papesse ebook
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- Mais comment se fait-il que vous en soyez arrivé là ?
- Oh, non ! Vous n'allez pas encore me demander de raconter mon histoire ... J'en ai
assez de ressasser toujours les mêmes choses. Je veux tourner la page. Ecrire un
nouveau chapitre et recommencer à vivre.
La brave dame en face de moi me regarde, livide. Son visage est pâle; on dirait que la
lecture de mon dossier la perturbe. Comment un homme qui avait tout pour être
heureux, qui avait tout réussi, peut-il se retrouver là, assis en face d'elle dans ce bureau
de l'administration d'aide sociale ? Peut-on tout perdre pour une simple erreur de
parcours ? Sans doute se projette-t-elle dans mon dossier. La pauvre, si elle savait ...
- Monsieur, je suis désolé, mais je ne peux rien faire pour vous. Sans ce papier, votre
dossier n'est pas en règle. Et tant qu'il n'est pas en règle, je ne peux vous octroyer
aucune aide.
- Mais je comprends fort bien, madame. Les arcanes de l'Administration sont aussi
impénétrables que les voiles de l'initiation isiaque.
- Je vous demande pardon ?
- Rien, excusez-moi. Je viens de me souvenir d'une discussion sous les ponts, avec un
espèce de vieil allumé ...
Un silence s'abat sur la pièce. Le ramage ne correspond pas au plumage. Mon phrasé,
le choix des mots, mon maintien, dénotent éducation et culture. Mais l'absence de tout
point d'ancrage administratif fait de moi un SDF, un être inexistant pour l'Administration.
Le silence devient pesant.
- Ecoutez, chère madame, je me doute bien que vous faites votre travail du mieux que
vous pouvez. Et les papiers sont les papiers: sacro-saints dans une démocratie
bureaucratique. Je comprends fort bien que si je ne suis pas assimilable à une case et
un numéro, vous ne pouvez m'offrir aucun sésame d'insertion. Maintenant, dites-moi
ce que je peux faire afin d'être à nouveau un numéro. Cela me permettra au moins
d'avoir une lueur d'espoir, un phare d'Alexandrie vers lequel me diriger.
Ma tirade la perturbe encore plus. Sans papier, sans logement, sans travail .... un illégal.
Mais un homme au regard si pénétrant et à la présence si troublante... La brave petite
fonctionnaire laisse retomber le dossier, ouvert sur le bureau. Ses pouces se crispent
sur les quelques lignes, dactylographiées qui évoquent mon parcours. Ses doigts sont
blancs: stress. Que va-t-elle faire ?
Elle se lève, s'excuse un instant, elle va demander conseil à son chef.
Ah, joie de la hiérarchie ... j’imagine quelque hiéronphante local, trônant sur un grand
fauteuil, dans le bureau d'à-côté. C'est lui qui dictera à sa subalterne ce qu'elle doit me
dire, c'est lui qui, d'une phrase lapidaire, va statuer sur mon destin.
La porte s'ouvre. Un léger vent frais pénètre dans la pièce et soulève la voilure devant
les fenêtres. Le jeu de lumière naturel vient altérer celui des néons. L'atmosphère s'en
ressent : il fait plus clair.
- Bon, alors vous m'en voyez sincèrement désolée, mais je ne peux rien pour vous.