Page 28 - PROJET TUTORE 2018
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Ah bon ! D’aucuns se refusent à partager cette vision totalitaire que veulent imposer à tout prix les nouveaux
         prêtres de l’art contemporain : « curateurs », galeristes,  commissaires d’exposition, hauts fonctionnaires
         du Ministère de la Culture, critiques et historiens d’art qui prétendent s’ériger en directeurs de consciences
         artistiques d’un public enjoint de s’agenouiller avec eux devant cet art contemporainqu’ils vénèrent.


         Alors dans la nuit du 17 octobre 2014, des inconnus ont dégonflé la baudruche qui n’a pas été réinstallée
         depuis. Toutes proportions gardées, ce geste n’est pas sans rappeler celui de Gustave Courbet et des
         communards déboulonnant la colonne Vendôme, symbole pour eux des guerres meurtrières et de l’oppression
         napoléonienne. Le nouveau clergé piqué au vif, relayé par la quasi-totalité de la presse s’indigne de cette
         inquisition intolérable et voue aux gémonies la « France moisie » inapte selon lui à comprendre les subtilités
         d’un artiste devenu martyr. « Lorsqu’il n’y a plus d’adultes, commence le règne des experts » écrivait George
         W. S. Trow. Le magazine libéral libertaire Causeur, nouvelle bible islamophobe et réactionnaire des émules de
         Finkielkraut et Zemmour, faisant sien cet adage, livre son étrange vision de la liberté d’expression et s’indigne
         « que dans une démocratie de plus en plus transparente et participative, le point de vue du péquin moyen
         est aussi important, sinon beaucoup plus du fait qu’il soit majoritaire, que celui de l’artiste subversif ». « Le
         péquin moyen » – vous et moi, donc – se voit ainsi infantilisé, privé de parole par les experts autoproclamés,
         seuls véritables adultes autorisés à la distiller au bon peuple. Il est de bon ton de convoquer au nom de la
         liberté d’expression, la transgression d’un Sade, ou d’un Georges Bataille qu’un peuple aux mains libres, ivre
         de violence aurait aussi embastillé comme le premier ; pourtant ce dernier n’a eu de cesse de dénoncer cette
         mascarade, « le jeu cruel de la vie sociale […] où la splendeur insultante des riches perd et dégrade la nature
         humaine des classes inférieures. […] la lutte des classes n’a qu’un terme possible : la perte de ceux qui ont
         travaillé à perdre la nature humaine » [1]


         Tout le contraire de la culture porno, qui s’étale sur la place publique transformée en cabinet d’analyse par
         l’artiste contemporain où le public allongé avec lui est invité à contempler son « ça » plug anal, « ses pulsions
         inconscientes pour lui amorale [ndlr : absence de morale] car il ne fait pas a priori la distinction entre le bien
         et le mal et obéit seulement à des pulsions (éros et thanatos) et à la recherche du plaisir seul comme le tueur
         en série qui obéit à sa pulsion de meurtre, sans avoir a priori la conscience de l’immoralité de l’acte » [2] « Tel
         un enfant égoïste et immature » l’œuvre de l’artiste présente à la vue de tous le solde non réglé d’une histoire
         d’enfance mal vécue. En réaction à cet indifférentisme moral totalitaire des intellectuels et artistes libéraux,
         pour qui tout se vaut, Orwell oppose la common decency – la décence commune respectée tacitement de
         tous, « condition première de la vie en commun et de toute révolte authentique qui serait le point de départ
         nécessaire d’une politique socialiste ». [3]


         A l’ombre de cette violence symbolique se cache le vrai scandale, celui de la captation de l’art par des intérêts
         privés et mercantiles, et à ce titre l’ouverture de la fondation LVMH à 100 millions d’euros en est la cinglante
         démonstration. Sous prétexte de mécénat, les grands patrons (Arnault, Pinault) se substituent à l’Etat et aux
         collectivités qui leur abandonnent en partie sous prétexte de crise économique la mission qui leur incombe,
         cellede faire vivre l’art par l’achat d’œuvres et de leur exposition dans les musées.

         Dans une tribune parue sur Mediapart des artistes et des critiques dénoncent cette dérive marchande du
         mécénat : « L’essence du véritable mécénat est dans le don, la dépense sèche ou, pour parler comme Georges
         Bataille, « improductive ». Les vrais mécènes perdent de l’argent, et c’est par là seulement qu’ils méritent une
         reconnaissance collective. Or, ni monsieur Pinault ni monsieur Arnault ne perdent un centime dans les arts.
         Non seulement ils y défiscalisent une partie des bénéfices qui ne se trouvent pas déjà dans quelque paradis
         fiscal, mais ils acquièrent eux-mêmes, pour plus de profit, des salles de ventes, et ils siphonnent l’argent
         public. » L’œuvre d’art se confond avec la marchandise dans les boutiques qui jouxtent les expositions ;  les
         logos de marques de bagages à plusieurs milliersd’euros ornent les pages des magazines adossés aux articles à
         la gloire des mêmes mécènes que le peuple devrait remercier à l’unisson de leur prodigalité. « Les boutiques
         de luxe, désormais, se veulent le prototype d’un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est
         marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise. »


         Mais quel est le véritable rôle de l’art ? Dans Le temps retrouvé, Proust ouvre un passage : « Par l’art seulement,
         nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et
         dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la Lune. Grâce à l’art, au
         lieu de voir un monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, autant nous avons de mondes à notre disposition,
         plus différents les uns que les autres, que ceux qui roulent dans l’infini. »
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