Page 14 - Livre Kreitman-Ledermann nov 2019
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Les Singer : La vie et la littérature d’Esther, d’Israël et d’Isaac sur la scène de Franco Parenti
Imaginez trois frères et sœur, nés entre Varsovie et Lublin au tournant des 19ème et 20ème siècles. Ils sont Juifs, enfants d’un rabbin hassidique président de Beth Din. Tous les trois sont devenus, avec plus ou moins de succès, écrivains, traducteurs et journalistes yiddish. Tous trois ont été capables de posséder l’imagination la plus puissante, la mythologie ironique et les mots les plus éblouissants de l’histoire de la littérature juive. En fait, ils ne parlent que de ce qu’ils savent, de ce qu’ils ont eu tous les jours sous les yeux : des démons, des sorciers et des moulins à vent ; la famille et les traditions ; un océan de mariages ; le dualisme impossible entre la mélancolie et l’avenir, ou plutôt entre le désir de s’intégrer dans la modernité mondaine et l’identité des racines. Imaginez qu’ils aient été forcés par la guerre, forcés par leurs parents
ou par leurs ambitions d’émigrer vers le Nouveau Monde ou vers le Vieux Continent Occidental. Qu’ils aient perdu leur autre frère Moïshé et leur mère Batsheva dans les ténèbres de la Shoah.
Imaginez cette famille, et vous pourrez “visualiser“ le shtetl de Biłgoraj, en Pologne, dans lequel ces trois frères et sœur ont grandi et accumulé, absorbé, tous ces événements de leur vie quotidienne - religion, erreurs, sexe, lutte, discrimination - qui sont aussi des faits divers universels, comme les personnages de Chagall qui peupleront leurs beaux romans quelques décennies plus tard.
Les membres de cette famille portent trois prénoms. Le célèbre prix Nobel de littérature en 1978, seul membre américain de l’Institut National des Arts et des Lettres à écrire dans une langue autre que l’anglais : Isaac Bashevis Singer. L’auteur malheureusement moins populaire de “Yoshe Kalb“, des “ Frères Ashkénazi“ et surtout de “La famille Karnowski“ : Israël Joshua Singer. Ensuite, le “khassid en jupe” à demi inconnue : Hinde Esther Kreytman (connue sous le nom d’Esther Kreitman), dont la silhouette a sans aucun doute inspiré plusieurs des protagonistes féminines de ses deux frères.
Isaac est à la fois le shlemiel Gimpel, le meurtrier Yoine Meir et les Dybbuks “l’emblème d’un monde qui ne peut pas être guidé”.
Croyant, disciple de Spinoza et Schopenhauer, il observait et suggérait. La littérature d’Isaac c’est la vie, le témoignage, la résistance à la haine, car rester silencieux pendant et après Auschwitz signifiait ne pas être humain.
Il déclarait : “La culture Juive n’est pas une sorte d’herbe sauvage qui pousse seule. C’est un jardin qu’il faut soigner en permanence ».
On ne sait que trop peu de choses sur Israël. Terrassé en 1944 par une crise cardiaque, il
laisse des chefs-d’œuvre qui sont restés pendant des années hors des circuits littéraires. Isaac l’appelait “mon maître” et bien que, pour des raisons évidentes, il n’ait pu annoncer l’extermination, ses mots survivent pour nous rappeler aujourd’hui un univers disparu, comme le rêve tragique de David Karnovski considéré comme “un Allemand parmi les Allemands “avant d’être” un Juif parmi les Juifs”.
Esther, en revanche, est la Yentl et Deborah des histoires éponymes, une femme affamée d’étude et de liberté. Bien que la première à écrire, ses œuvres ont été publiées bien après le succès de ses frères. Épileptique, consciente du fait qu’elle ait
été maltraitée par ses parents, affligée de dépressions nerveuses récurrentes, Esther “ne pouvait pas accepter le monde qui l’entourait”. Tombée amoureuse d’un jeune intellectuel communiste, elle finit par consentir à un mariage arrangé avec un tailleur de diamants à Anvers, dont elle aura un fils, Morris, en 1913. Ses souvenirs évoqués dans Deborah, complètent le tableau de famille dessiné par ses frères dans “Le tribunal de mon père“ et “D’un monde qui n’existe plus“ et constituent également l’autobiographie la plus douloureusement des trois.
Stefania Ilaria Milani
Juin 2014
Maurice, Israël et Isaac,
par Hazel
Maurice et Esther par Hazel
Hinde Esther, par Hazel
Maurice Karr Lola (Fuchs) et Hazel
Bashevis au parapluie, par Hazel
Photo de famille, par Hazel