Page 13 - Livre Kreitman-Ledermann nov 2019
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Esther Hinde Singer Kreitman, un personnage attachant, hors norme
Isaac décrit sa sœur dans “Le tribunal de mon père“ :
“Elle exagérait tout, bondissait quand elle était contente, sanglotait quand elle ne l’était plus, et même parfois s’évanouissait carrément [...]. Après avoir furieusement pleuré, elle semblait soudain transportée de joie et se mettait à danser.“
“Il devenait de plus en plus difficile de vivre avec quelqu’un d’aussi bizarre que ma sœur, qui avait acquis des idées modernes, lisait des journaux et des livres en yiddish, rêvait d’un grand amour et ne voulait pas d’un mariage arrangé.“
“Ce n’était pas une fille facile à marier, mais elle était jolie et on lui trouva un parti...“
Mais il écrit aussi :
“Hinde est intruite et connaît bien la Thora et le Talmud...“ [...] “Elle portait des jupes, mais elle souffrait d’hystérie et avait de légères crises d’épilepsie. Parfois, elle semblait obsédée par un dibbuk.“
Elle inspira pourtant le personnage fameux de Yentl dans la nouvelle éponyme qu’il écrivit en 1962. Au moment de la rédaction et de la parution de l’œuvre, Esther était morte depuis 8 ans.
Mars 1949, Londres.
La poétesse et novelliste yiddish Hava Rosenfarb (debout) fait lecture d’un de ses textes. A sa droite, Moshe Oved, bijoutier de la Reine, éditeur du premier livre de poésie de Chava. Près de lui, à sa gauche, à demi coupé, le poète Itsik Manger.
Devant elle, Esther, âgée de 58 ans.
La sœur longtemps négligée de la famille Singer
“Nous sommes en Europe, quelques années avant la Première Guerre Mondiale. Une jeune femme sur le point d’épouser un homme qu’elle n’a jamais rencontré et qu’elle n’aimera jamais confie à sa mère un secret, alors que leur train traverse à vive allure la campagne polonaise. Déballant un paquet, elle montre à sa mère des pages et des pages d’histoires, d’essais et de contes qu’elle a écrit en cachette. “Déchire-les et jette- les par la fenêtre lui ordonne sa mère“.
Et la jeune femme obéit.
Les bouts de papier qui volent ce jour-là dans la campagne polonaise sont les premiers écrits de Hinde, Esther Singer Kreitman, la sœur du nouvelliste yiddish, Isaac Bashevis Singer.
Avant sa mort à Londres en 1954, Kreitman a publié deux nouvelles et un livre d’histoires courtes, puis elle s’est évanoui dans l’obscurité. A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, des érudits et des critiques littéraires ont jeté un regard nouveau sur cette femme et son travail. Le portrait qui en a émergé est celui d’une femme malheureuse et créative, qui àlamanièred’undesperson- nages d’une nouvelle son frère Isaac, a souvent été débordée par des forces indépendantes de sa volonté, qu’il s’agisse de démons d’un autre monde ou du sexisme d’une société qui ne célébrait que le talent des hommes. Esther a en effet reçu bien moins d’attentions du monde littéraire que ses célèbres frères, Isaac -qui s’est retiré en Floride il y a déjà plusieurs années- et Israël Joshua, journaliste et romancier décédé en 1944. Dans le numéro de printemps du magazine féministe Lilith, Clive Sinclair, nouvelliste et ancien éditeur littéraire du “London Jewish Chronicle“ écrit :
“Le jour de sa mort, elle était totalement oubliée. Elle possédait pourtant le même talent littéraire et les mêmes dons de conteur que ses frères.
Une nouvelle traduction
Lilith a également publié ce qu’il dit être la première traduction, en plus de 40 années, d’une histoire écrite par Kreitman. Le récit, intitulé “Le nouveau monde“, traduit par Barbara Harshav, est un conte semi autobiographique dans lequel la narratrice, au début fœtus, raconte ses premiers combats, in utero, avec sa mère. “J’ai commencé à gesticuler, à faire des pirouettes, à lui donner des coups sur le côté“, écrit-elle. “Je ne lui ai pas laissé de répit, mais cela ne m’a fait aucun bien. Je me suis simplement donné une mauvaise réputation.“
Quand la narratrice voit le jour, sa mère sourit, et Kreitman écrit “mais ce n’était pas à moi“.
“‘Bien-sûr, j’aurais été plus heureuse si ça avait été un garçon,’ dit Mama.“
Les travaux de Kreitman, tout comme ceux de ses frères ont été analysés cette année par Anita Norich, professeur assistante d’Anglais et de Judaïsme de l’Université du Michigan, pour la revue trimestrielle Prooftexts.
“Il se peut que dans le cas de William, Henry et Alice James, on puisse également parler d’une fratrie qui jouissait de réputationsdifférentesentant qu’écrivains et intellectuels“, dit Mme Norich. Elle note également que si les trois enfants Singer ont écrit sur la Varsovie de leur enfance, seuls les garçons en gar-dent un souvenir chaleureux.
“Les différences entre les sexes sont significatives.“ explique Mme Norich. Alors qu’Israël et Isaac “essaient de créer le passé, Kreitman essaie de s’en libérer.“
La nouvelle autobiographique intitulée “Deborah“ publiée pour la première fois en Pologne en 1936 sous le nom de “Der Shaidim Tantz“ (“La danse des démons“), est épuisée depuis plusieurs années mais devrait être rééditée en anglais.
Dans une interview faite à Tel-Aviv, son fils Maurice Carr explique qu’il a des sentiments mitigés quant au regain d’intérêt pour les œuvres de sa mère. “Cette
attention est posthume, dit-il. J’aurais tant aimé qu’elle ait pu un peu en profiter au cours de sa vie.“
Une vie malheureuse
Selon la plupart des témoigna- ges, Hinde, Esther Kreitman, née le 31 mars 1891, a eu une vie malheureuse. M. Carr, romancier et journaliste de 77 ans qui vit en Israël reconnaît “Elle a été perturbée psychi- quement toute sa vie.“
Mme Norich écrit dans Prooftexts : “Aînée et seule fille d’une famille de quatre enfants, elle était considérée par les siens comme une fantaisiste, une hystérique sujette aux dépressions ner- veuses, sans doute comme le clamait Isaac Bashevis, une épileptique voir même une fille possédée par le “Dybbouk“, instable et difficile, finalement envoyée pour être mariée, en Belgique à un tailleur de diamants. “Dans son interview, M. Carr se décrit lui-même comme “le fruit malheureux de cette union malheureuse.“
Susan Weidman Schneider, rédactrice en chef de Lilith, dit que selon la tradition chez les Singer, Kreitman aurait été, pour Isaac, l’inspiratrice de Yentl, ce personnage qui aspirait à être un homme, au point de tromper beaucoup de gens qui pensaient qu’elle en était un.
M. Carr dit encore que sa mère s’identifiait pleinement à son frère Israël qui était de deux ans son aîné.
“Elle était passionnément amoureuse d’Israël Joshua, alors même qu’il recevait l’attention qui lui a toujours été refusée.“
En partie à cause de leur 13 années de différence, elle n’a jamais été aussi proche d’Isaac, aussi appelé I. B. Les membres de la famille disent que I. B., âgé de 87 ans et souffrant, n’a aucunement participé au regain d’intérêt pour le travail de sa sœur. “Ma mère était une écrivain et une conteuse née“, ajoute M. Carr. “Elle fut la première à écrire dans la famille“. Il se revoit, plus jeune, observant silencieusement sa mère assise à sa table de travail.
“Les mots semblaient couler de sa plume. Je regardais sa main glisser sur la page. Elle s’arrêtait toutes les quelques pages pour regarder en arrière et changer un mot par-ci par-là.
L’influence de sa mère
M. Carr raconte que sa mère avait été forcée de déchirer ses premiers écrits en se rendant à son mariage. Sa grand-mère, Batsheva Singer, raconta plus tard qu’elle craignait que les gardes-frontières tsaristes ne soupçonnent ses écrits d’être séditieux, mais son petit-fils pense qu’il existait une toute autre raison. “Ma grand-mère Batsheva était une femme frustrée, beaucoup plus intelligente que son mari, et je pense qu’elle était jalouse de sa fille“, confie-t-il.
En 1929, après des années de mariage, Kreitman rentre de Varsovie avec son fils et commence une carrière littéraire sérieuse. Elle gagne difficilement de quoi manger en tant que traductrice en yiddish d’œuvres telles que “Le chant de Noël“ de Dickens et “Le guide du Socialisme et du capitalisme d’une femme intelligente“ de G. B. Shaw.
Après 10 mois à Varsovie, elle rejoint son mari qui vit alors à Londres. Kreitman continue à écrire et publier des nouvelles dans des journaux et dans des revues littéraires en yiddish, à Varsovie, Paris, Anvers, Londres, New-York, Buenos- Aires et Toronto. Puis elle écrit deux autres ouvrages après “Deborah“, “Brillian- ten“ (“Le Diamantaire“) qui raconte la vie d’un diaman- taire d’Anvers, et “Yichus“, un recueil de nouvelles.
Malgré des critiques favo- rables, ses réalisations littéraires ne réussissent pas à la rendre heureuse. Mr Sinclair écrit dans Lilith : “Il semble que rien ne pouvait effacer l’ostracisme à la fois précoce et profond d’Esther. Ce rejet hostile l’a marqué jusqu’à la fin de ses jours, au milieu de la danse de ses propres démons, qu’il s’agisse de sa loyauté confuse
et troublante, de sa colère, de son chagrin, de ses désirs contradictoires, de sa jalousie envers ses frères et enfin de son isolement, prix à payer pour une créativité, une intelligence et une ambition toutes féminines.“
Kreitman meurt à Londres à l’âge de 63 ans, et contraire- ment à ce que prescrit la Loi juive, elle est incinérée. Telle était sa volonté.
“Elle disait qu’elle craignait ce que les démons qui l’avaient persécutée tout au long de sa vie pourraient faire subir à son corps dans la tombe“, écrit Mr Sinclair. “Elle voulait les confondre tous, avoir la victoire et enfin la paix“.
Ari L. Goldman
4 avril 1991