Page 28 - Livre Kreitman-Ledermann nov 2019
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“L’air de rien il est vrai que je suis née il y a un siècle ! En ce temps-là tout se passait dans la rue. Les petits métiers occupaient l’espace...
Des chiffonniers tiraient des petites charettes
en hurlant “voderiki ! “. Ils vendaient et ils
achetaient des schmattess, des chiffons et de la brocante... Les poissonniers criaient “schel, schelevis ! “ pour vendre leurs poissons, un genre de kabeljauw, de cabillaud...
D’autres frappaient aux portes pour proposer leurs services de rempailleur : “Stoelen te binden ?“, “Avez-vous des chaises à réparer ?“ Les rémouleurs quant à eux proposaient d’aiguiser nos couteaux : “Messen te slijpen ! “... À cette époque, nos ciseaux devaient durer toute une vie !
Chaque semaine, nous pouvions voir des processions sortir des églises, les thuriféraires en tête balançant les encensoirs fumants qui répendaient ces horribles odeurs autour d’eux. Je crois que de là date mon allergie aux odeurs d’encens. Je me souviens de tout cela très clairement.
Quand j’étais petite, j’adorais la fête de Pessakh. La maison était propre, les nappes blanches sur la table... Et on mangeait mieux... Et c’était si looong, d’un Pessakh à un autre... Aujourd’hui tout passe si vite !...
Maman disait toujours : “A ox far a grochen !“ un boeuf pour un sou, “ober as den grochen ist nicht du“, mais si le sou n’est pas là... En d’autres termes, c’est bon marché, mais nous n’avons pas le sou.
Elle était régulièrement enceinte, ce qui faisait raler mes sœurs :
“Encore des langes à laver, encore des corvées“, disaient-elles.
Esther s’est mariée lorsque j’avais 3 ou 4 ans. Ses trois fils ont été nos copains d’enfance. Nous avons tout fait ensemble, des jeux aux maladies enfantines... Par exemple, lorsque nous avons eu la coqueluche, en même temps bien-sûr, nous avons eu droit à des excursions en bateau pour Sainte
Anneke, histoire de prendre le grand air. Monter dans le Flandria, le bac pour traverser l’Escault c’était comme prendre des vacances.
Tout se confectionnait à la maison et chacune de mes sœurs avait sa spécialité. Bessie était forte en couture, Leah en tricot... Quant à Esther , elle était la balebooste idéale. Sa cuisine embaumait toujours.
J’aimais l’aider à préparer ses gâteaux. Elle pouvait mélanger pendant des heures des blancs d’œufs jusqu’à ce qu’ils forment la pâte blanche qui décorerait les tartes de Shlakh mouness/שלח-מנות (mishloach manot) de Pourim. Ses gâteaux faisaient le tour de la ville. Et parfois revenaient chez nous des Shlakh mouness que nous reconnaissions... c’était les gâteaux d’Esther.
En somme, les moments de l’année que je préférais étaient les Yon toyven. Car durant les jours de fête, non seulement la nourriture était meilleure mais l’atmosphère spéciale qui régnait dans la maison nous permettait d’oublier les soucis quotidiens.
Et le moment le plus impressionnant pour moi avait lieu erev yom kippour, quand Deddy nous bénissait.
Après le décès de mon père, j’ai commencé, à l’âge de 14 ans, à apprendre le métier de schnayder (coupeur de diamant). Et petit à petit, en fréquentant les ouvriers dans l’atelier, j’ai été sensibilisée au welt schmertz, aux “malheurs du monde“... Et la religion a perdu de son attrait. Confrontée aux difficultés de l’existence, à la pauvreté, aux injustices et aux inégalités, je suis peu à peu devenue “révolutionnaire“. Être révolutionnaire signifiait croire à un monde meilleur. Et c’est ce qui m’a amenée, pour finir, à l’Hachomer.
A cette époque, je ne connaissais pas vraiment mes deux frères aînés. Je ne sais pas pour quelles raisons ils ont quitté la maison. Moische puis Duved sont-ils partis, poussés par Deddy parce qu’il ne respectaient pas les règles de la religion ? Ou sont-ils partis d’eux-même pour échapper aux exigences trop strictes de notre père ? Au fond je ne sais pas.
Jos est le seul qui soit resté à la maison. Quand Deddy est décédé, Jos avait 17 ans. C’était déjà un adulte, un ouvrier qui gagnait sa vie. Lui seul s’est dévoué pour nous, pour nous venir en aide.
Quant à Éva, son destin tragique est tellement douloureux qu’il m’est impossible d’en parler. Le livre “Holocaust memories” de Rosy Mandel, raconte son histoire, son arrestation, sa déportation et le supplice de la fin de sa vie. Mais ça n’appartient pas à ce chapitre...















































































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