Page 34 - Livre Kreitman-Ledermann nov 2019
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revenait avec un cageot de bois qui me semblait énorme et qui contenait tout ce qu’il avait pu trouver : des têtes de halibuts, de flétans et de turbots que nous allions dévorer.
Et le dimanche, il nous amenait au marché pour voir les lapins et autres animaux... Et il nous achetait des bonbons.
Il nous amenait aussi au shtiebel (petite pièce utilisée par les Hassidim pour la prière ou l’étude)...
C’était un homme extrêmement honnête et très respectueux des autres, de tout le monde.
Il nous disait toujours que nous vivions en Belgique et qu’il nous fallait respecter le roi et le pays.
Mais il n’était pas bavard. Il ne parlait jamais ni de lui ni de son passé.
Un autre souvenir...
Un autre souvenir qui m’a beaucoup marqué. C’est celui de l’avoir vu pleurer un shabbat en faisant le kiddouch. Il venait de comprendre que son fils aîné vivait avec une shikse. En allant chercher Moïshé dans son appartement, il avait croisé Willie (Wilhelmine Lekenne) avec laquelle Moïshé partageait sa vie...
Et j’ai toujours pensé que “son cancer était venu ce jour-là“... Le médecin nous avait dit que son cancer avait démarré une dizaine d’années avant son décès, et c’est à peu près à cette date-là.
Et encore...
Tous les ans, la veille de Yom Kippour avant de partir écouter le kol nidre à la shil, il bénissait ses enfants. Je me rappelle quand il mettait sa main sur ma tête pour me bénir... Cela me troublait profondemment.
C’est lui qui nous lavait les cheveux avec un savon vert... Il était fier de nos cheveux blonds. Nous mettions la tête en arrière au dessus d’une cuvette et puis il les rinçait à la camomille pour garder le reflet blond... D’ailleurs dans le quartier nous étions connus comme la famille aux cheveux blonds. Je ne sais pas quelle était la couleur de ses cheveux ou s’il en avait... Quand je l’ai connu, il était déjà vieux, il avait une barbiche et portait toujours une grande kippa sur la tête.
S’il avait vécu je n’aurais pas pu aller à l’HaChomer Hatzaïr...
Ma maman avait accepté, mais je ne crois pas que mon papa aurait accepté. Il m’aurait sans doute brisé les côtes...
Duved raconte à son tour...
“Mon père était un frimme yid (un juif pieu), un “ancien“, très religieux, têtu et très autoritaire. Je me souviens d’une anecdote révélatrice : je devais avoir quatorze, quinze ans et je faisais la sieste, le jour de shabbat.
En s’approchant de moi et frôlant mon veston, mon père entendit tinter des pièces de monnaie dans mes poches “ot er mir arois geworfen fin schtib !“ dit-il... et il me jeta dehors...
Il n’y avait pas de moyen terme avec lui, pas de demi-mesure.
Il lui est par exemple arrivé de monter à la teba et de demander la mise au ban (khéroum) d’un membre de la Communauté, un de nos voisins appelé S., dont la femme n’était pas Juive et qui possèdait un magasin de parfumerie, rue de la Province. Et cela uniquement parce qu’il était le seul Juif à ouvrir le shabbat.
Papa était religieux dans chacun de ses actes quotidiens.
Le matin, il partait au travail, à la bourse, toujours proprement habillé, et la barbiche méticuleusement brossée. Il me disait souvent :
“Nettoie tes chaussures comme il faut. Tu peux être Juif et propre“.
Il ne voulait pas que nous portions des payess.
Il était religieux “pour lui-même“ et il voulait que nous en fassions autant. Quand il entrait chez des goyim, il ôtait toujours son chapeau...
Il aimait boire son thé dans un verre et non dans une tasse.
Je me souviens d’une veille de shabbat où l’un de ses collègues, venu lui rendre visite chez nous, avait oublié son portefeuille plein de diamants sur la table.
Mon père s’en aperçut lorsque j’attirais son attention sur le portefeuille bourré que je venais d’ouvrir. Deddy prit le portefeuille, le referma délicatement et sortit de la maison, à la recherche de son collègue. Il erra de café en café pour retrouver le malheureux qui avait oublié sa fortune... Ce n’est que le lundi suivant qu’il retrouva celui qui devint, dès lors, le plus heureux des courtiers...
Quelques temps avant de disparaître, il consulta un spécialiste en Hollande qui confirma qu’il avait bien un cancer de l’estomac, lui annonçant qu’il n’avait plus que 6 mois à vivre. Et c’était malheureusement vrai.
Il est mort en tsadik, en sage. Ce soir-là, il attendit que nous soyons tous
 





































































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