Page 39 - Le Japon avril 2019
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%Buto : transcendance des émotions sur la représentation
Plus qu'une danse codifiée, le butô est un concept, une façon de percevoir le monde. Le corps lui-même est une œuvre d'art. Les attitudes, les traits se tordent mais ne jouent pas. Ils expriment des sentiments, des sensations que l'artiste vit sur scène. Impossible de rester indifférent. Qu'il soit irrité par l'étrangeté ou fasciné par le geste, le spectateur est saisi.
L'art de la détresse
La scène est nue, les corps sont blancs. Les danseurs évoluent dans une presque obscurité avec une lenteur aérienne. Leurs muscles de marbre se crispent dans des douleurs muettes. Le butô est une danse proche de la performance artistique, révolutionnaire, transgressive. Créé au Japon dans les années 1960, il est l'art de la détresse d'un Japon brisé par la Seconde Guerre mondiale et le feu nucléaire.
HIJITAKA Tatsumi (1928-1986), son fondateur, monte en 1959 la pièce Kinjiki, inspirée du roman éponyme de MISHIMA Yukio (1925-1970). Il collabore avec OHNO Kazuo (1906-2010), son co-fondateur historique qui se produira sur scène jusqu'aux dernières années de sa vie.
Le spectacle fait immédiatement scandale. Et pour cause, la relation charnelle de l'acteur OHNO Yoshito (fils de Kazuo) avec un gallinacé ne remporte pas tous les suffrages de l'assistance. Cette odeur de soufre ne quittera plus le butô, à la grande satisfaction de ses pères.
Au cœur des ténèbres
Communiquer avec les esprits invisibles, faire appel aux forces de l'au-delà. Telle est l'ambition des créateurs du butô. Il s'agit de réveiller les forces cachées, tapies dans les profondeurs de la nuit, dans les profondeurs de l'âme humaine.
Cette inclusion de l'Homme dans la Nature révèle la forte influence du shintoïsme. Le crâne rasé des danseurs, leur peau couverte de poudre blanche, leurs mouvements lymphatiques, les placent à la frontière du minéral, du végétal et de l'animal.
Le butô est une danse qui rejette les formes du théâtre traditionnel japonais, que ce soit le nô ou le kabuki. C'est la quête d'une identité perdue.
En 1945, HIJIKATA a 22 ans. La défaite et l'occupation du Japon plongent le pays dans une année zéro. Le danseur et chorégraphe IKKO Tamura, membre de la compagnie Dairakudakan créée par AKAJI Maro explique :
"Je trouve que cette part de l'Histoire a vraiment contribué à la naissance de cette forme d'expression. Elle symbolise la défaite de notre pays et a remis en question la notion du "Grand Japon". Ce fut un changement violent. Le Japon a alors été confronté à un désastre monstrueux et fut obligé de changer de façon radicale ses valeurs. On s'est demandé ce qu'était le Japon finalement."