Page 13 - Demo livret 8
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l’ancienne ville, mais plus on s’approche du centre, plus on se sent désorienté. Depuis la destruction du château de Königsberg sur les ordres du Kremlin en 1968, la question du devenir du centre-ville n’a jamais été résolue. La tentative d’ériger à la place du château une nouvelle dominante symbolique – la Maison des Soviets – fut un échec. Abandonnée avant la fin du chantier dans les années 1980, la silhouette du cube en béton grandiose de la Maison des Soviets en friche surplombe désormais Kaliningrad.
La place qui porte aujourd’hui le nom de « place Centrale », étendue grandiose et déserte qui a remplacé l’ancien Altstadt, demeure depuis plusieurs décennies en l’état, flottant entre chantier et terrain vague. La place Centrale, empreinte à la fois de la tenta- tive de table rase du passé européen et du désastre que connait ici le projet soviétique, est sans doute l’exemple le plus spectaculaire, pour ne pas dire grotesque, qu’on puisse donner du paysage d’après-coup, il est néanmoins caractéristique de l’ensemble de la région. La figure du terrain vague pour le projet est ainsi un lieu réel et en même temps métaphorique – il est à la fois le cœur de la capitale de la région et le modèle réduit de toute l’enclave.
D’habitude, le temps d’un terrain vague est passager. On l’entend comme stade intermédiaire et provisoire, une parenthèse de chaos entre deux ordres. Contrairement à cela, l’indétermination identitaire de la région de Kaliningrad représente un cadre de vie pérenne pour plusieurs générations déjà. Pourquoi persiste-il ici ? Si l’on demande aux habitants d’expliquer la ténacité du terrain vague au centre de Kaliningrad, il est très probable qu’on entendra une des versions courantes : principalement, on dit que le centre de Königsberg a été détruit par les bombardements des Alliés ; sinon, on évoque les raisons économiques, le manque de moyens pour reconstruire ou encore l’inertie des autorités.
Assez vite, nous nous sommes rendu compte, avec Andrei, que ces versions ne clarifiaient la situation que partiellement, superficiellement, et qu’il s’agissait surtout d’excuses et non de vraies explications. Progressivement nous avons formulé une autre réponse à cette question – pourquoi le terrain vague ? Il s’agissait de regarder le paysage contemporain de Kaliningrad comme le résultat du conflit persistant entre plusieurs discours, différents types de perception de ce territoire propre à la population, qui régissent leur relation et le comportement envers lui et qui modèlent ainsi son paysage.
On s’accorde à dire que « la vie sur les ruines » est insupportable et ne peut perdurer qu’en cas de perception décalée de la réalité, lorsque la réalité même est vécue en dépit de ses manifestations visibles et tangibles, mais via des fantasmes orientés vers le passé ou le futur, des jeux de rôle. Ces fantaisies « escapistes » déterminent le mode de pensée, le langage, le comportement des habitants. Se propageant d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre, elles forment des discours solides. Nous avons essayé de démontrer que l’état critique du contexte ne se résume pas aux inconvénients de sa situation : au sein de l’enclave, hors du contrôle imposant les formes de vie convenues, s’est créé un microclimat – complexe, hybride – qui a enclenché des processus de vie uniques.
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