Page 12 - Demo livret 8
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Pour un chercheur, la région offre un terrain d’étude unique ; on y retrouve une situation de laboratoire spontanée, autoproduite, un espace propice à l’observation de phénomènes signifiants, dont les traits sont amplifiés, poussés à l’état de « situation limite ».
En l’absence d’un quelconque parti pris, les marques de guerre visibles laissées à la surface et certains processus organiques se sont progressivement entremêlés. Les signes d’une rupture brutale, liées à l’instauration des frontières mais surtout à la déportation de la population autochtone (dépopulation totale, suivie d’une repopulation aléatoire) se sont pérennisés avec le temps, et sont devenus une matrice pour l’émergence d’un environne- ment nouveau.
Les pays voisins, y compris les parts de la Prusse Orientale qui sont allées à la Lituanie et à la Pologne, se sont progressivement et consciemment débarrassés des traces visibles de l’histoire récente et présentent aujourd’hui un paysage apaisé, renouvelé, mis-à-jour. Kaliningrad n’est au contraire jamais passé par une opération d’appropriation consciente et volontaire et diffère radicalement de son entourage. Le drame de l’histoire européenne du 20e siècle, autant que le fiasco du projet soviétique, se lisent simplement dans son paysage.
Plus la région entre dans la lumière du projecteur, plus fortes sont alors les pulsions des autorités locales à mettre de l’ordre. Aujourd’hui cette tendance se résume au camouflage du désordre par la multiplication de « villages Potemkine » la veille de la Coupe du Monde de football. Mais prochainement ce caractère hybride du paysage entre l’histoire et l’organique risque de succomber au bulldozer administratif au profit de la banalité satisfaisante d’une province type. J’ai commencé à travailler avec le sentiment d’urgence de devoir saisir cet état fragile, ne serait-ce que par l’image, garder une trace d’un monde qui va disparaître très vite.
La recherche que j’ai menée autour de ce lieu, nourrie de déplacements sur place, d’échanges avec les habitants et surtout de la collaboration avec Andrei Erofeev, a alimenté mon travail pendant plus de quatre ans. J’ai développé assez intuitivement des méthodes tout à fait nouvelles et abouti ainsi à des formes qui en sont imprégnées. Au fil du doctorat, ce lieu est devenu pour moi un terrain d’essai, de réflexion et presque de réinvention de ma pratique d’artiste, sans en être toujours directement le sujet.
TERRAIN VAGUE / PAYSAGE DÉSASSEMBLÉ
Depuis ma première visite à Kaliningrad en 2014 j’ai mené un travail de recherche aut- our de ce lieu aux côtés de l’historien d’art de Moscou, Andrei Erofeev. Nous avons travaillé sur un projet d’exposition pour le centre d’art contemporain local (voir page 73, épilogue).
Ce qui m’a frappée lors de mon premier voyage à Kaliningrad, c’est l’absence de cen- tre. C’est tout d’abord le soupçon d’un centre qui a été là, et qui manque. Les faubourgs de Königsberg ont été en grande partie préservés, on y retrouve facilement les traits de
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