Page 11 - Demo livret 8
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N est aussi l’initiale d’un inconnu, le n-nième nombre, désignation commune à toute chose indéfinie : quelqu’un, quelque chose, quelque part.
La région de Kaliningrad demeure aujourd’hui mal connue. Ce territoire, qui a eu autrefois une place et un rôle importants dans l’histoire européenne au sein de la Prusse Orientale, a été autant découpé dans la carte de l’Europe que dissocié de sa mémoire. Désormais, on n’en parle plus.
Ce délaissement s’explique par ailleurs par le piège géopolitique dans lequel Kalinin- grad est pris jusqu’aux années 1990 : placée sous régime spécial avec une forte présence militaire, la région est limitée d’accès pour les ressortissants d’autres régions de l’URSS, et interdite aux étrangers. Les anciens habitants allemands ne pourront retrouver les lieux qu’ils ont dû quitter ou fuir qu’en 1991, en tant que touristes.
Au départ, j’ai été intuitivement attirée et intriguée par cette marginalité, ce flou tous azimuts qui enveloppait cette zone de la carte. J’ai aussitôt compris avoir touché, par mégarde, un point sensible. L’année 2014, marquée par l’annexion de la Crimée, an- nonçait le début d’une nouvelle ère pour la Russie, avec une détérioration de ses relations internationales, des sanctions économiques et son exclusion du G8. Une enclave en plein milieu de l’Europe, jusqu’alors en périphérie des intérêts géopolitiques de la Russie et marquée par un laisser-aller prolongé, regagnait alors son importance stratégique. Assez vite j’ai senti avoir surpris ce lieu dans son état le plus charismatique et à quelque temps seulement de la fin. (Je repense tout à coup à une scène de Roma de Fellini, quand les fresques disparaissent au contact de l’air qui pénètre dans la pièce, protégée jusqu’alors par son isolation souterraine).
Les conflits qui agitent ce lieu encore aujourd’hui sont mis à nu. Tel un champ retourné, Kaliningrad expose un paysage irrégulier, dévoilant simultanément plusieurs couches de son histoire où les vestiges de l’architecture médiévale prussienne et les HLM soviétiques se côtoient dans un patchwork aux contrastes improbables. La région représente au sein de l’Europe une zone qui échappe à la règle, une anomalie, un « tiers paysage » (j’em- prunte le terme au paysagiste Gilles Clément). Immergée dans un état d’incertitude pro- longée quant à son statut et à son devenir, renfermée sur elle-même, elle évolue suivant ses lois propres, régie par l’absence de volonté commune. Cet effet accidentel de « serre » a finalement été favorable à l’émergence d’un environnement singulier qui défie toute notion de projet. Paysage bâtard.
L’immersion dans ce contexte est d’autant plus intéressante qu’elle induit l’incertitude (au premier abord, on ne peut être sûr de ce qui est devant nous) : la Russie ou l’Europe, la forêt ou l’ancienne ville, une ruine ou des décombres... Ce travail de tri dans la valorisation historique n’a jamais été fait, tout coexiste dans une sorte de zone grise. Les « tiers paysages » − friches, espaces marginaux tels que les bords de route, lieux difficiles d’accès comme des falaises ou protégés comme les réserves naturelles − sont les gardiens de la biodiversité, dit Gilles Clément. Kaliningrad est en ce sens un « tiers paysage » de diversité culturelle/historique.
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