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Ce projet de thèse n’a jamais eu de sujet de recherche à proprement parler, mais plutôt un objet, un point d’ancrage, une attache géographique que j’ai choisi pour graviter autour : Kaliningrad. Anciennement partie de la Prusse Orientale, la région revient à l’URSS en 1945 à l’issue de la Seconde guerre mondiale, lorsque cette province allemande est divisée entre trois pays : l’URSS, la Lituanie et la Pologne. Sa capitale, Königsberg, est alors re- nommée Kaliningrad, en référence à Mikhaïl Kalinine, un des collaborateurs de Staline. En 1991, quand le bloc soviétique éclate, la région se retrouve séparée du territoire principal de la Russie par deux frontières. Désormais, c’est une enclave russe au milieu de l’Europe de l’Est.
Les conflits qui agitent ce lieu encore aujourd’hui sont mis à nu. Tel un champ re- tourné, celui-ci expose un paysage irrégulier, dévoilant simultanément plusieurs couch- es de son histoire, où les vestiges de l’architecture prussienne et les attributs d’une ville soviétique type se côtoient dans un patchwork aux contrastes improbables. L’éloignement géographique de la région du reste de le Russie, ainsi que son passé hanté par les su- jets tabous ont provoqué un délaissement progressif de ce territoire à tous niveaux. Le paysage citadin et rural subissent le même sort, l’abandon.
Aujourd’hui Kaliningrad représente au sein de l’Europe une zone qui échappe à la règle, une anomalie, un « tiers paysage ». Immergé dans un état d’incertitude prolongée quant à son statut et à son devenir, ce territoire évolue suivant ses lois propres, dans l’absence de volonté commune. En l’espace de soixante-dix ans, la frontière dessinée sur une carte d’un territoire uni, s’ancre dans le paysage et devient une scission réelle qui délimite un autre type de civilisation. L’effet de serre qui s’est produit avec l’isolement de ce territoire par rapport à son milieu historique a favorisé l’émergence d’un environnement singulier : passée la frontière, nous avançons dans la réserve de la vieille Europe en friche.
Avec Andrei Erofeev, historien d’art de Moscou, nous avons cherché ensemble à com- prendre ce phénomène. Il s’agissait pour nous de regarder le paysage de Kaliningrad comme le résultat d’un conflit persistant entre 7 discours – différents types de perception de ce même territoire, qui régissent la relation et le comportement de ses propre habi- tants. Le sujet nous a ainsi conduits vers une étude multivoque et protéiforme, impliquant notamment un travail d’archives, mais surtout une expérience du territoire réelle, le travail de terrain, nourri de déplacements, d’observations et de rencontres.
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