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fétiches, faisaient partie d’elle-même et de son personnage. Fabien lui aussi fut impressionné
               par  la  furtive  rencontre  avec  cette  médiatique  et  éblouissante  courtisane  à  l'apogée  de  sa
               beauté.
               C'est à partir de 1992, à l’époque de la première édition de La passe imaginaire, que nous
               nouâmes une relation intense et continue, après avoir toutes deux pratiquement, mais pas tout
               à fait, quitté la prostitution. Le 27 juin 1992, Grisélidis me dédicaçait son ouvrage : « Pour
               Diane au seuil de l'été, les crocs de l'hiver encore nous mordent, nous déchirent, nous arrosent
               de notre propre sang qui nous redonne sans cesse la force du printemps. »
               Cette année-là, j’élus domicile à Genève, dans un petit trois pièces modeste, archaïque, sans
               confort mais plein de charme. Cet appartement se trouvait Rue du Cendrier, à deux pas de la
               Rue  des  Etuves,  premier  haut  lieu  de  la  prostitution  à  Genève,  rue  pittoresque  et  unique
               jusque dans les années 1980.  Pour peu, on s’y serait cru dans les environs du quartier de la
               Bastille, comme dans la Rue de Lappe où le peuple s'en allait guincher et s'encanailler sur des
               airs d'accordéon. La Rue des Etuves, avec ses guinguettes, ses bars et ses tavernes, offrait dès
               le soir venu à une faune hétéroclite de tous bords une ambiance musette au son du tango, du
               paso doble, de la valse, de la java et de la marche. Dans presque chaque bar ou taverne, les
               accordéonistes  aux  allures  de  titis  parisiens  ne  vivaient  que  d'oboles. A  l’époque  de  ma
               jeunesse tumultueuse, au début des années 60, je fréquentais déjà assidûment cette rue, ces
               bars et ces tavernes uniques à Genève. J’y fis même entre autres la rencontre du beau Jean-
               Claude Pascal, tombeur de ces dames, acteur, chanteur et écrivain français avec qui j’eus une
               furtive mais mémorable aventure d’un soir. Il mourut dans l'anonymat à l'âge de 64 ans, d'un
               cancer  de  l'estomac.  Il  tourna  avec  Anouk  Aimée,  Yves  Robert,  Claude  Dauphin,  Giani
               Esposito, Philippe Lemaire, Gaby Sylvia, Michel Piccoli et tant d’autres célébrités.
               En 1992, peu avant son installation au Bouchet, entre 1993 et 1994 (dans son appartement dit
               secret),  Grisélidis  pratiquait  encore  le  plus  vieux  métier  du  monde  Rue  de  Neuchâtel,  aux
               Pâquis. Dans son petit gourbi, à droite en entrant se trouvait un semblant de salle de bain
               minuscule, sans porte, dans laquelle un petit lavabo en faïence blanche, noir de crasse, servait
               aux  ablutions  intimes  des  clients,  pudiquement  isolés  derrière  un  petit  paravent  en  toile
               fleurie.  A  la  droite  de  l’exigu  emplacement  de  purification  des  parties  intimes  de  ces
               messieurs, la cuisine elle aussi sans porte, dans laquelle effluves corporels et culinaires étaient
               ainsi  souvent  mêlés !  Sur  les  murs,  photos,  cartes  postales  et  toutes  sortes  d’affiches
               contestataires étaient punaisées, parmi lesquelles la triomphale « chair monte en chaire », titre
               donné à une affiche qui annonçait une conférence sur la prostitution qu’avait tenue Grisélidis
               à  l’Université  de  Genève.  Tous  ces  trophées  sur  papier  ornaient  des  murs  noircis  par
               l’humidité. Mais le clou, le joyau de la pièce, c’était une antique cuisinière à gaz dont les
               brûleurs rouillés et l’émail de la plaque n’avaient pas été nettoyés depuis des lustres.
               Dans cet antre de tous les possibles, nous nous retrouvions souvent, à grignoter ce que l'on
               trouvait sur place, sardines à l’huile, thon, salade de grains de maïs en boîte, pain et fromage,
               tout ça royalement arrosé de vin rouge espagnol ou portugais en briques de carton Tetra Pak.
               En effet, Grisélidis prenait ses repas plus souvent au restaurant que chez elle. Après m’être
               avec elle restaurée de ces maigres pitances, et avoir bu une ou deux briques de vin qui nous
               arrachait  le  gosier,  un  petit  coup  dans  l’aile,  j’étais  alors  obligée  d'écouter  le  détail  des
               multiples projets d’écriture qu’elle avait en tête. De ces projets, la plupart malheureusement
               resteront  à  l’état  de  titres  et  pour  quelques-uns,  de  débuts  de  manuscrits  inaboutis.  Ces
               rencontres  se  passaient  toujours  en  musique,  musique  du  monde  souvent  péruvienne
               interprétée à la flûte de Pan, diffusée depuis un petit radiocassette de mauvaise qualité.
               Dans la chambre à coucher sombre de cette tanière, dont le lit était recouvert d’un tissu délavé
               à motifs de panthère, se tenait souvent, lové, le compagnon adoré de Grisélidis, Gipsy King.
               Ce bâtard mutin, au caractère bien trempé, la mena par le bout du nez et dévora son temps
               pendant des années.

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